Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le blanchissage. De fait est-ce bien un homme, cet être hybride et mystérieux au costume énigmatique comme son visage blême où s’entr’ouvrent à peine deux yeux en virgule ? Un petit chapeau rond, de larges pantalons pareils à une jupe fendue en deux, une espèce de casaquin, le tout en drap gros bleu, un parapluie sous le bras, voilà le type auquel tous les Chinois ressemblent si parfaitement qu’il serait difficile de les distinguer l’un de l’autre dans les cars, les bateaux, etc. Son immobilité a quelque chose de fantastique ; dissimulé derrière ses grandes manches, il a l’air de ne rien voir à la façon des chats. Dans les rues si généralement mal entretenues, transformées en lacs de boue quand la pluie tombe, il passe avec une vitesse féline, chaussé de hautes pantoufles blanches qui jamais n’ont reçu la moindre éclaboussure. J’ai rencontré beaucoup de Chinois et point de Chinoises. Les nègres ont des enfans par douzaines, les Chinois, malgré la réputation qu’ils se sont acquise de pulluler, gardent tous à New-York l’apparence de célibataires. Ils le sont. D’honnêtes industriels yankees, je parle par ouï-dire, leur amènent en contrebande quelques échantillons féminins de la race jaune dans les antres de Chinatown, un quartier peu recommandable, qui fait suite à la populeuse Bowery, aux quartiers allemand, italien et juif. La nuit, des lanternes multicolores se balancent au-dessus des boutiques d’opium. Ces gens, d’une moralité douteuse, sont merveilleusement adroits, très ingénieux, et réussissent apparemment, en quelque pays qu’ils se trouvent, à vivre de peu.

Pour revenir aux ouvrières, le lot des plus honnêtes d’entre elles est donc amélioré autant que possible par la sollicitude dont elles sont l’objet. Il n’est pas admis que les femmes abordent une besogne trop fatigante et trop rude. L’habitude qu’ont les Européennes de travailler aux champs par exemple comme des bêtes de somme semble barbare aux Américains ; la pensée que des femmes puissent être employées dans les mines les révolte. Cependant le régime des manufactures de tabac et des filatures de coton a bien son genre de dureté. Beaucoup de petites ouvrières commencent à travailler vers douze ou treize ans ; l’âge ordinaire est quatorze ans. Après vingt-cinq ans leur nombre décroît : sans doute le mariage en est cause. Le nom de working-girls qu’on leur donne est donc juste ; ce sont pour la plupart des jeunes filles.

Avant d’en finir avec elles, je tiens à reconnaître l’extrême courtoisie que j’ai rencontrée dans les bureaux de Washington, le département du Travail (department of Labor) ayant mis à ma disposition des rapports officiels inestimables rédigés d’après les enquêtes faites de ville en ville par ses agentes : les femmes sont supposées pouvoir apprécier mieux que ne feraient les hommes ce