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soit plus éveillée qu’ailleurs, se sont contentés d’imiter tardivement, quand, depuis de longues années, la démonstration de certains modes soit de plantation, soit de culture, soit de traitement, soit de cuvaison, était absolument et depuis longtemps décisive.

Lorsque, au contraire, en 1892, le phylloxéra a éclaté dans une région où domine la petite propriété et où la grande est assez rare, la Champagne, les journaux ont été remplis, à diverses reprises, de sortes d’émeutes de paysans s’opposant aux constatations et aux essais des inspecteurs phylloxériques, ne voulant entendre parler ni de mesures préservatrices ni de traitemens, et repoussant avec des injures et des violences ceux qui s’efforçaient de prévenir et de réparer le mal, exactement comme les paysans de certains villages reculés de la Russie repoussaient et maltraitaient les médecins dans l’épidémie cholérique de 1892.

Un avantage aussi de la grande propriété moderne, c’est la comptabilité agricole. J’ai appelé la comptabilité la conscience de l’industrie; les Italiens la nomment très heureusement ragioneria. Il ne peut y avoir aucune organisation méthodique, réduisant au minimum les chances possibles d’échecs et de déperditions, portant au maximum, au contraire, les chances de découverte et de progrès, sans comptabilité : or, non seulement, c’est la grande propriété qui a introduit la comptabilité agricole, mais elle est presque seule à la pratiquer.

Dans un pays pourtant de bon sens, de réflexion et de calcul, en Angleterre, on a rarement pu obtenir des fermiers, très supérieurs à la généralité des fermiers français et à beaucoup des petits propriétaires du continent, qu’ils tinssent une comptabilité régulière. Thorold Rogers s’en plaint; parlant des belles expériences et des grands succès agricoles de lord Lowell au XVIIIe siècle, il dit : « Les anciens du pays hochèrent sans doute la tête d’un air méfiant et se demandèrent ce qui sortirait de ces cultures de navets et de fourrages inventés de fraîche date. Quant aux fermiers, suivant de l’œil le développement des procédés nouveaux, ils les adoptèrent peu à peu: toutefois, ils ne peuvent jamais se résoudre, — Arthur Young s’en plaint, — à tenir une comptabilité régulière[1]. » Rogers, au contraire, vante l’excellente comptabilité de lord Lowell, le chef de la nouvelle école au XVIIIe siècle. Or, sans comptabilité, on va au hasard; l’absence de comptabilité rend d’ailleurs défiant, c’est-à-dire peu progressif, parce qu’on n’a aucun moyen de se rendre un compte exact des essais et des innovations, surtout de celles à résultat échelonné.

Nous avons souvent écrit cette formule : la grande propriété

  1. Rogers, Interprétation économique de l’histoire, traduction française, p. 102.