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la vie des peuples civilisés pour des séries indéfinies de siècles.


II

La fortune a une fonction économique d’une suprême importance ; elle forme et maintient le capital, ce que ni l’État ni les gens négligens ou incapables ne pourraient faire ; mais en dehors de cette suprême fonction économique, la fortune peut aussi et doit moralement, nous ne disons pas légalement, exercer une fonction sociale. Nous avons fait au luxe sa part légitime. Le but de la fortune n’est, cependant, pas le luxe ; celui-ci peut être un objet accessoire, parfaitement licite, légitime, honorable même, toute réserve faite des abus ; mais on ne doit pas devenir riche uniquement, ni principalement, pour vivre avec somptuosité, délicatesse ou élégance. La fortune, c’est-à-dire la richesse concentrée à un degré élevé dans les mains d’un individu, a une mission, une fonction sociale qu’elle tient de sa nature même et qu’elle est seule à pouvoir bien remplir.

La richesse est le pouvoir de commander des produits et du travail, par conséquent de donner une direction aux uns et à l’autre ; indirectement, sans éclat, mais très efficacement, plus intimement et plus familièrement, un homme riche est un conducteur d’hommes, comme un homme politique.

La fortune, qui est donc la richesse dans une certaine abondance aux mains d’un individu, constitue un pouvoir d’administrer. Ce pouvoir d’administrer, ou bien on l’a conquis, ou l’on en a hérité ; on peut n’en pas user et laisser les choses qui dépendent de soi aller à vau-l’eau ; alors la fortune a grande chance de se disperser et d’échapper aux mains incapables qui la détiennent. On peut s’en servir dans un intérêt purement égoïste ; alors on a des chances de devenir de plus en plus riche, en capitalisant de plus en plus, en étant utile à la société par des épargnes nouvelles; mais on ne remplit pas, dans toute sa plénitude, la fonction sociale de la fortune. On peut, au contraire, user de ce pouvoir d’administration en se plaçant à un point de vue élevé, général, sans que la personnalité en soit exclue.

L’Évangile a dit et toute la morale chrétienne a répété que les riches sont les administrateurs des biens des pauvres ou les économes des pauvres. Ce sont là de pieuses métaphores dont l’exagération, au point de vue humain, est évidente, mais qui contiennent une part de vérité, surtout la dernière. Un écrivain positiviste, M. Harrison, se demandait, en 1894, dans une revue américaine, le Forum, quel est l’usage des hommes riches