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n’y est pas toujours étranger; on voit ces lois renforcées aux momens d’enthousiasme chrétien et sous les princes austères, au temps des croisades, par exemple, et sous saint Louis. Le sentiment qui domine, toutefois, cette législation est celui que nous avons décrit : la jalousie des classes militaires, souvent gênées, contre les classes bourgeoises, enrichies et ascendantes. Il s’y mêle parfois aussi, dans les villes libres ou communes, un peu d’envie démocratique. Plus tard, des idées plus compliquées s’y ajoutent : celle de maintenir les fortunes de la noblesse en les préservant du gaspillage, puis d’empêcher les métaux précieux de sortir du pays pour payer des articles luxueux faits à l’étranger. C’est toujours, cependant, la pensée aristocratique qui est au fond de ces dispositions.

Comme le remarque l’économiste allemand Roscher, la législation somptuaire est très intéressante pour l’étude de la technologie et pour celle des rapports entre les classes. Le développement des lois sur le luxe, malgré leur inutilité, est intéressant à suivre. On veut traduire extérieurement les distinctions sociales, et l’on applique une sorte de loi des suspects à tout produit nouveau. Les chevaliers seuls doivent porter de l’or, les écuyers de l’argent, les premiers peuvent user de velours ou de damas ; les seconds de satin ou de taffetas.

Parmi les lois les plus célèbres contre le luxe, les érudits citent celles de Jacques d’Aragon en 1234, d’Edouard III d’Angleterre, de 1327 à 1377; — ce dernier est l’un des grands propagateurs de l’industrie de la laine et jalousait les tissus plus riches; — celles de Philippe le Bel de 1285 à 1314.

Au XIVe siècle la législation lutte surtout contre les fourrures, au XVIe contre la vaisselle d’or et d’argent. Au XVIIe siècle même et sous Colbert on trouve des ordonnances contre la vaisselle plate, avec injonction de la porter à la monnaie. Les besoins du trésor royal entrent pour beaucoup dans certaines de ces prescriptions.

En Allemagne, jusqu’au XVIIIe siècle, on relève de nombreuses ordonnances pour restreindre le luxe des enterremens ; c’étaient peut-être les mieux observées de toutes les lois somptuaires, parce qu’on y avait la complicité de l’héritier. Quant à celles sur les vêtemens, les banquets, etc., leur sort était d’être constamment violées.

Suivant qu’ils étaient plus ou moins positifs et avancés en civilisation, les peuples modernes renoncèrent plus ou moins tôt à cette législation. Les lois somptuaires durent peu en Italie. En France, elles s’atténuent à la fin du XVIe siècle et disparaissent complètement au commencement du XVIIe; en Prusse, on les retrouve jusqu’à la fin du dernier siècle.