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Ce qui fit rire. On interrompit Louvreuil, en train de saluer Mme d’Yèbles, pour le mener en triomphe vers la tente du lunch. La comtesse Meursol, qui distribuait les récompenses, lui remit un flot de rubans et se montra très aimable, ainsi que son mari. Sénateur, ancien ministre, accablé d’ans et d’honneurs, il ne négligeait aucune occasion de plaire ; sa main molle et grasse soupesait, sans la lâcher, celle du jeune homme. Un brouhaha discret s’élevait. Des bouchons de Champagne partirent : on toasta.

— Vous avez bien chaud! dit une voix maternelle, comme Louvreuil vidait d’un trait une coupe de tisane frappée. — Il se retourna vers Mme Viot, et la suivit hors de la tente. Elle paraissait pensive.

— Mon cher enfant, dit-elle, je suis une égoïste. Je m’amuse alors que notre amie... Cependant ma présence ici a un avantage : c’est qu’on ne soupçonne pas sa fuite et son arrivée chez moi. Je n’en ai soufflé mot. A quoi bon faire jaser? Tandis que, son mari présent, et il ne peut tarder...

— Souhaitons-le, dit Louvreuil sans conviction.

Inattendue, une valse de Strauss, sur des violons tziganes, éclata. La secousse fut électrique, et l’on resta saisi, devant l’apparition de grands diables basanés et crépus, en redingotes rouges, dont les archets possédés déchaînaient la fièvre et la torpeur, la folie amoureuse, le rire sanglotant. Cette sauterie improvisée était une galanterie de M. de Coinchant, qui avait fait venir en secret cette troupe alors fameuse, et dont Paris raffolait. Des mains s’unirent, des couples s’enlacèrent. A l’écart, des officiers étaient vivement leurs éperons. Les chevaux qu’on promenait fumans s’arrêtèrent, regardant étonnés. Le soleil se couchait, derrière la forêt mouillée; le ciel était d’orange clair, et l’air, pur et vif, embaumait.

Mme Viot et Louvreuil s’étaient regardés, fascinés, sous le charme des violons stridens et agiles. Elle rougit légèrement, sa jeunesse remontait dans son regard; lui se sentait grisé, tout d’un coup. Il écarta les bras, elle ramena sa jupe, et ils se mirent à valser. Ils tournèrent avec vigueur, un long moment, sans pouvoir s’expliquer, quand Mme Viot étourdie s’arrêta, pourquoi ils avaient cédé à cet irrésistible élan. Elle semblait confuse, mais satisfaite.

— Allez faire danser les jeunes femmes, dit-elle : moi, je rentre.

Elle fit un geste. Un domestique qui tenait en main deux chevaux s’avança.

— Je vais vous mettre en selle, dit Louvreuil.