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été sangloter tout à son aise dans l’écurie, auprès des chevaux. Louvreuil, qui l’y avait trouvé, arrêta sur lui un regard de bonté, que l’autre esquiva gauchement.

La lettre, scellée d’un cachet de cire, portait, sous un tortil de baron, la devise : Tout droit! Louvreuil y lut ces mots, sabrés par la grande écriture violette de la générale :


Château de Thoir.

Mon cher enfant, ne venez pas déjeuner. Mme de Nesmes est arrivée cette nuit, à l’improviste. Elle se repose et en a grand besoin. Je ne sais si je pourrai aller au rallye. En tout cas, nous comptons absolument sur vous pour dîner. Excusez ce griffonnage.


GERMAINE VIOT.


Il resta immobile de surprise, relut la lettre. Elle le pénétrait de ce malaise, mêlé d’appréhension, qui accompagne un imprévu saisissant.

Comment, pourquoi Mme de Nesmes, qu’il savait à deux cents lieues de là, voyageant en Italie avec son mari, arrivait-elle seule et subitement, de nuit? Ce besoin de repos, cet on ne sait quoi qui sentait la fuite et le refuge, qu’est-ce que cela signifiait? Serait-elle malheureuse? Mais il la croyait toute au bonheur d’aimer et d’être aimée? Des doutes poignans l’agitèrent. Il était si loin de s’attendre à cette résurrection du passé, — de ce passé si douloureux pour lui qu’il s’interdisait stoïquement d’y penser !

Se pouvait-il vraiment que Mme de Nesmes fût ici, à trois quarts d’heure à peine de distance, couchée dans un des grands lits à quenouille d’une vieille chambre du château de Thoir? Il se représentait, attendri, sa douce figure sur l’oreiller, dans le flot pâle des cheveux, ouvrant au réveil ses yeux de violette, si suavement cernés d’ombre. Il s’imaginait la voir levée, haute et mince en une robe élégante, mais simple, telle qu’elle serait ce soir. Ce soir?... Quoi? Il la verrait, il lui parlerait! Des ondes de pensée vibrantes, comme des cercles d’eau frappée par une pierre, s’élargissaient dans son âme, à l’infini.

Son trouble était si grand, que, s’étant machinalement dirigé vers le pavillon, il se trouva, sans savoir comment, dans son cabinet de travail. Un meuble vénitien à damier, une glace arabe, une pendule Bohême, l’ensemble vieillot et rare des objets qui l’entouraient frappa sa vue, mais leur intimité s’était évanouie. Ils lui parurent nouveaux, étrangers. Les connaissait-il auparavant? De même, l’harmonie intérieure de son être était détruite.