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— Je vais à la gare, chercher ma femme. Elle vient déjeuner avec moi, en garçon. Veux-tu en être?

Louvreuil esquissa un geste laconique :

— Regrets. Je suis retenu.

— Et, fit l’autre, tu ne veux toujours pas me la vendre, ta rosse ?

— Celle-ci? dit Louvreuil, qui entendait fort bien, et qui appuya sa main droite sur la croupe de l’alezane.

Le marquis haussa les épaules : la jument d’armes que montait Louvreuil appartenait à l’Etat, mais sa jument de dressage, Lady Keats, un pur sang admirable, était sa chose et valait, même au delà, les deux cents louis que d’Yèbles en offrait.

— Allons, à deux cent cinquante ?

— Non, dit Louvreuil. Bonjour. Présente mes respects à la marquise.

D’Yèbles, boudeur, lui tourna le dos, puis avec une rage de vieux gamin, sauta dans le boghey, d’où il se pencha pour lui montrer le poing. Louvreuil s’éloignait au trot. Les rues de Fontainebleau étaient vides, et les fers d’Annette claquaient sur les pavés.

En passant devant le château, il songea à celui de Versailles. Il regretta de n’avoir pas obtenu cette garnison, à son retour du Dahomey. Il réservait sa prédilection à cette ville, pour son parc magistral, l’exquis Trianon, les noirs hôtels, les avenues désertes, tout le charme funéraire et l’odeur du passé. Il aimait les meubles rares, les bibelots qu’on découvre chez les brocanteurs. S’il avait accepté Fontainebleau, c’est parce qu’avec ses villas entourées de jardins, son château et sa merveilleuse forêt, cette petite ville gardait un reste d’apparat royal, et le silence qui convient aux grands souvenirs.

Ce silence, à la vérité, était souvent coupé par les salves d’artillerie du champ de tir qui, en ce moment même, faisaient pointer les oreilles d’Annette. Mais Louvreuil habitué, n’entendait plus. Il rendit le salut à deux officiers de l’École d’application qui venaient de descendre de cheval, crottés jusqu’au haut des bottes.

Leur uniforme noir, la boue qui les maculait, et un coup de canon plus fort, qu’apporta une bouffée de vent, il n’en fallut pas plus pour lui évoquer un paysage tout autre. Il chevaucha en pleine expédition du Dahomey. Ce jour-là, on passait sur la rive droite de l’Ouémé, à hauteur de Gybédé. Il revoyait, à l’attaque du gué de Tohwé, dans le combat d’artillerie où seize pièces Krupp ennemies tonnaient, son ami, le lieutenant Laflaux, boueux et jaune de fièvre, qui se multipliait, courant d’une pièce à l’autre.