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les contemporains eux-mêmes ont de la peine à décider et qu’à la distance des siècles il serait impossible de résoudre. Naturellement dans le cas présent c’est, entre historiens de Prusse et d’Autriche, le sujet d’une controverse interminable, et Dieu me garde de me faire juge de leur différend[1].

Ce qu’il y a de certain, c’est que, si Frédéric armait jusqu’aux dents la frontière de la Silésie, Marie-Thérèse n’avait nulle intention de dégarnir celle de Bohême. Aussi, quand le ministre prussien arriva à Schœnbrunn porteur de sa sommation, tout était déjà prêt pour le recevoir. Il avait ordre de demander à voir l’impératrice en tête à tête, à part de tous ses ministres ; mais Kaunitz avait pris les devans, et devinant la nature du message, avait recommandé fortement à sa maîtresse de ne pas laisser échapper une syllabe qui pût être interprétée comme une promesse ou une obligation de désarmer. C’était jour de fête, anniversaire de la naissance d’un des archiducs. L’antichambre que Klingraeffen dut traverser était pleine de gens de cour dont tous les yeux furent fixés sur lui. Il trouva l’impératrice assise tenant un papier à la main. Quand il eut fait sa communication « dans les termes, écrit-il, les plus convenables et les plus décens, elle me répondit que cette affaire était si délicate qu’elle avait jugé convenable afin d’agir sûrement de coucher sa réponse par écrit et qu’elle allait me la lire elle-même… elle me dit alors que les affaires générales étant en crise, elle avait jugé à propos de prendre des mesures pour sa propre sûreté et celle de ses alliés, qui ne tendaient au préjudice de personne. » — Si la mise en demeure était sèche, la réponse ne l’était pas moins[2].

Pendant que Frédéric attendait le retour de son courrier avec impatience, mais sans beaucoup de doute sur la nature du message qu’il rapporterait, il reçut de son côté une demande d’audience du ministre français Valori : c’était la France qui se réveillait et Rouillé lui-même qui secouait enfin sa torpeur. La nouvelle des armemens opérés en Prusse sans mystère arrivait de tous côtés à Versailles, signalés surtout par le comte de Broglie, jeune diplomate aussi ardent qu’intelligent, qui, du poste intermédiaire

  1. Au moment où ce travail était sur le point d’être termine, j’ai eu connaissance d’un écrit publié tout récemment à Berlin et où ce point est discuté avec des renseignemens nouveaux, pour aboutir à une conclusion différente de celle qui est généralement soutenue par les écrivains prussiens. M. Max Lehmann (Friedrich der Grosse und der Ursprung des siehenjährigen Krieges) se propose, à la vérité, de réfuter sur plusieurs points ce qu’il appelle la légende de Frédéric, et il établit que les armemens de Marie-Thérèse en Bohême étaient sans aucune proportion avec ceux que Frédéric avait faits en Silésie, et que de plus, l’entrée de la Bohême étant plus difficile à garder que celle de la Silésie, des précautions défensives étaient, de ce côté, beaucoup plus nécessaires.
  2. Ranke, p. 218. — Pol. Corr., t. XIII, p. 163-215.