Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/516

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partie d’États et de souverains catholiques, le traité qu’elle venait de signer ne causait aucun ombrage. Chacun comprenait, sans qu’elle eût besoin de l’expliquer, à quelle adresse il était dirigé, et c’était tout profit pour les protégés de l’Autriche de voir sa puissance accrue par l’appui moral et au besoin par le secours effectif de la France. De ce côté, elle n’avait pas de commentaire à ajouter et seulement des félicitations à recevoir. D’explication elle n’en devait qu’à ses deux alliés de la dernière guerre, l’Angleterre et la Russie, et elle ne tarda pas à la donner dans deux sens à la vérité bien différens.

Pour l’Angleterre, elle l’attendit dans une attitude de véritable défi. Le 9 mai, huit jours après la signature du traité de Versailles, et quand elle était seule encore à en avoir connaissance, elle donnait au ministre Keith une audience qu’elle lui avait fait longtemps attendre, et comme il voulait reprendre avec elle la justification, plusieurs fois essayée déjà, du traité de Westminster et son insistance pour obtenir qu’elle y fît adhésion. — « C’est inutile, dit-elle, il y a incompatibilité entre le roi de Prusse et moi, et rien sur la terre ne me fera entrer dans une alliance dont il fait partie. » — Puis, quand il essaya de faire allusion aux bruits qui couraient de son rapprochement avec la France : — « Pourquoi serait-on étonné, dit-elle encore en l’interrompant, que je prenne des engagemens avec la France après l’exemple que vous m’avez donné ? — Quoi, dit le ministre, vous lier avec le mortel et constant ennemi de votre personne et de votre famille ! je ne croirai jamais rien de pareil tant que je n’aurai pas vu de mes propres yeux la signature de Marie-Thérèse au bas d’un traité avec la France. » — « Sa Majesté m’a répondu, continue Keith, qu’elle était loin d’être Française par ses sentimens, qu’elle reconnaissait que cette cour a été son ennemie et en a usé mal à son égard, mais que dans la situation où on l’a laissée, par la paix d’Aix-la-Chapelle, par les cessions qu’on a exigées d’elle, alors et auparavant, on lui avait coupé bras et jambes, que n’ayant plus rien à perdre, elle n’a plus rien à craindre de la France, qu’elle n’est plus en état d’agir avec vigueur de ce côté, et qu’elle n’a plus qu’à prendre les arrangemens nécessaires pour garder le peu qu’on lui a laissé. J’ai répondu que je continuerais à ne pas croire possible qu’elle, impératrice et archiduchesse d’Autriche, pût s’humilier jusqu’à se jeter entre les bras de la France. — Non pas dans les bras, reprit-elle vivement, mais à côté de la France. »

Keith sortit dans un véritable état de confusion et de désespoir, déclarant qu’il n’avait rien pu contre l’influence de Kaunitz qui ensorcelait réellement l’impératrice[1].

  1. Keith à Holderness, 14 mai 1756 (Record office). — La dépêche est très longue et contient beaucoup de détails curieux, en particulier une plainte de Marie-Thérèse sur le peu d’égards qu’on témoigne généralement à l’empereur.