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d’y faire face. C’était l’œuvre à laquelle, dès le lendemain du traité conclu, auraient dû travailler, toute affaire cessante, aussi bien Louis XV que Marie-Thérèse. Mais c’est de ce jour-là aussi et par la manière différente dont l’un et l’autre comprirent cette nécessité, qu’on dut se convaincre d’une vérité que la suite des événemens ne devait que trop complètement démontrer, c’est qu’il n’y a point d’alliance qui puisse subsister à des conditions équitables pour deux associés, si entre eux subsiste une trop grande égalité morale et intellectuelle. La plus forte partie domine et entraîne la plus faible par un ascendant irrésistible. Je crois avoir montré le tort qu’avait fait aux conditions de l’alliance le désavantage de la situation politique de la France. Un tort plus grand encore devait résulter dans l’application d’une triste comparaison entre la médiocrité des vues et la débilité du caractère chez l’un des souverains, et chez l’autre la supériorité du courage et du génie.

Les préparatifs d’une grande guerre ont, on le sait, en tout temps deux formes différentes ; l’une militaire et l’autre diplomatique. Il faut réunir et armer les combattans : il faut, sur le théâtre où on les envoie, leur préparer des auxiliaires, ou écarter du moins toute autre résistance que celle de l’ennemi qu’ils vont chercher. De ces deux ordres de précautions également indiquées et indispensables à la veille d’un grand conflit, on ne saurait, en vérité, dire laquelle allait être le plus complètement négligée par l’incurie incorrigible des ministres de Louis XV.

D’apprêts militaires d’abord, à la suite du traité du 1er mai, il ne fut pas même question en France, et ce qu’on aura peine à concevoir, c’est que ni dans le public, ni à la cour, ni chez les ministres la nécessité ne paraît s’en être présentée à la pensée de personne. Telle est, en effet, la puissance de l’habitude sur l’imagination des hommes que le changement politique qui devait ouvrir une ère de si longues agitations fut reçu au contraire en France, quand il fut connu, comme un gage inespéré de paix. On ne vit à la première heure qu’une chose ; c’est que le traité désarmait l’hostilité du plus ancien ennemi de la France et enlevait à l’Angleterre l’amitié de sa plus ancienne alliée. La séparation consommée de la vieille coalition parut une compensation plus que suffisante opposée à l’éloignement ou au refroidissement de la Prusse. L’Angleterre nous prenait notre allié ; nous la privions du sien. C’était bien joué, partie et revanche, et les rieurs applaudissaient. Il n’y avait pas de Français d’ailleurs qui, dès l’enfance, quand il entendait parler de bataille ou de prises d’armes, ne tournât ses regards vers les campagnes de Flandre ou les rives du Rhin, et ne s’attendît à y voir le léopard britannique et l’aigle