Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/496

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gain et en leur promettant une part des dépouilles de la Prusse. Ce n’était donc pas seulement la restitution de la Silésie, mais la réduction et même le démembrement du patrimoine de la maison de Brandebourg qu’il fallait dans ce système se proposer comme résultat de la victoire. Or, c’était là, supposait à son tour Stahremberg, ce que la France ne voulait à aucun prix. Elle consentait bien que Frédéric fût châtié de son ingratitude en se voyant forcé de rendre ce qu’elle l’avait aidé à prendre, mais elle ne voulait ni le ruiner, ni même le saigner à blanc ; un succès trop complet ne lui aurait pas moins déplu qu’un échec. C’était un calcul que l’Autrichien avait d’autant moins tort de soupçonner qu’à le bien prendre le Français n’aurait pas eu absolument tort de le faire.

Le débat, qui dura plusieurs jours, fut d’autant plus épineux que, comme Stahremberg ne tarda pas à s’en apercevoir, les deux négociateurs français à qui il avait affaire. Rouillé et Bernis, étaient loin de s’entendre et même d’être animés d’intentions pareilles ; ce qu’on obtenait de l’un, on n’était jamais sûr de ne pas le voir refuser par l’autre. Rouillé, d’un esprit naturellement étroit, difficultueux et méfiant comme l’est la médiocrité qui sent sa faiblesse, aurait vu échouer sans peine une négociation dont, bien que ministre titulaire, il n’avait pas eu la première confidence et ne garderait pas l’honneur. Son humeur contre l’adjoint qu’on lui avait imposé était visible. L’échec surtout eût été bien vu du premier commis de son ministère, l’abbé de La Ville, avec qui il avait dû s’ouvrir. Cet agent très distingué, mais tout imbu des habitudes et des préjugés de la politique traditionnelle, lui suggérait tout bas tous les moyens d’entraver l’affaire, et surtout de placer sur le chemin de son collègue les obstacles propres à le faire trébucher. Ce fut, sans doute, à la suite de quelque conversation avec ce confident qu’il échappa au ministre de dire, à portée d’être entendu de Stahremberg, « que la Prusse était un allié nécessaire de la France qu’il faudrait retrouver tôt ou tard et qu’il ne fallait pas la laisser écraser. C’était se confesser tout haut ; le lendemain, à la vérité, il courait après sa parole, mais le mot était lâché et volait déjà sur la route de Vienne.

Heureusement Bernis était là et arrivait à temps pour réparer les maladresses et panser les blessures. À celui-là ne manquait ni l’art ni la souplesse, et d’ailleurs son amour-propre et l’espoir de son crédit futur étaient engagés à justifier la confiance qui l’avait fait admettre dans l’intimité royale ; il aurait fait pauvre figure, en effet, reparaissant les mains vides devant le conseil ministériel où il n’était encore qu’un intrus et dont une équipée malheureuse ne lui aurait pas ouvert l’entrée.