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théâtre l’avènement d’un art très différent de celui de M. Sardou doivent tenir compte.

Car il est en vérité bien commode de reprocher au public son ignorance, sa sottise et sa frivolité. Au lieu de l’injurier il vaudrait mieux le convertir. Ceux qui depuis tantôt vingt ans y travaillent n’y sont pas arrivés. Il se pourrait qu’il y eût de leur faute. On a longtemps gémi sur la triste situation des « jeunes » au théâtre. Ils ne pouvaient se faire jouer. L’accès de toutes les scènes leur était interdit systématiquement. On refusait à l’art nouveau la possibilité même de se produire. Depuis, les choses ont changé. Un théâtre d’expériences a été créé afin que les ouvrages qui contenaient les germes d’une rénovation pussent enfin voir le feu de la rampe. Les auteurs que le Théâtre-Libre avait révélés se sont vu accueillir sur d’autres scènes, à la Comédie-Française et à l’Odéon comme au Vaudeville et au Gymnase. La critique presque tout entière a suivi leurs tentatives avec une complaisance marquée. Il y a eu en leur faveur une conspiration de bonnes volontés. Mais voici que, au bout de quelques années, le directeur du Théâtre-Libre se voit obligé de renoncer à son entreprise, faute d’avoir dans ses cartons aucune œuvre intéressante, et après nous avoir fait essuyer une série de représentations qui allaient de la médiocrité à la nullité. Il a suffi de ce peu de temps pour que l’esthétique du Théâtre-Libre qui avait commencé par être révolutionnaire, se fût déjà figée en un poncif. Parmi les œuvres issues de ce mouvement beaucoup n’étaient pas sans valeur ; mais toutes elles n’avaient que la valeur d’ébauches incomplètes. Cela explique qu’il y ait dans le public quelque déconvenue et peut-être quelque mauvaise humeur. Il se lasse d’attendre le chef-d’œuvre qu’on lui annonce chaque matin avec tant de fracas, quitte à démentir le soir la nouvelle. Il désespère de trouver parmi les nouveaux venus celui qui le maîtrisera et s’imposera à lui d’une prise assez vigoureuse. Et puisqu’on le laisse libre de s’échapper, il retourne à ceux qui jadis ont bien mérité de lui. C’est ainsi qu’il se produit à l’heure actuelle dans la marche en avant du genre dramatique un temps d’arrêt qu’on peut bien déplorer, mais qu’il faut constater.

Ce demi-échec ou ce ralentissement temporaire ne vient pas de ce que les jeunes écrivains manquent de zèle ou de ce qu’ils manquent de talent. Il tient à une erreur de principe qui leur est commune et qui fait aussi bien l’un des articles essentiels de leur programme. Ce qu’ils nient en effet, c’est que le théâtre soit un art spécial, ayant ses exigences, ses règles ou ses conventions nécessaires. Ils s’efforcent de confondre les procédés de la comédie avec ceux du roman ou ceux mêmes de la chronique. Telle est l’erreur fondamentale qui jusqu’aujourd’hui a stérilisé tous leurs efforts, toute la subtilité de leur psychologie, la hardiesse de leur observation et l’ingéniosité de leur esprit.