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les écrivains espagnols vénèrent son jugement et lui rendent hommage. Il exerce dans son pays une véritable souveraineté, dont il use d’ailleurs pour entretenir et fortifier dans les âmes le sentiment national. A lui surtout revient l’honneur de ce développement qu’a pris en Espagne l’histoire littéraire, depuis quelques années. Travailleur infatigable, d’une érudition très sûre et très étendue, il a plus que personne donné l’impulsion à ce mouvement de recherches, l’encourageant de son exemple et de ses conseils.

Je ne trouve malheureusement à signaler ici, parmi les plus récens travaux de M. Menendezy Pelayo, rien d’autre qu’une étude sur don José Maria Quadrado, archéologue, poète et philosophe des premières années de ce siècle : encore un de ces grands hommes de la littérature espagnole dont le nom même nous est toujours demeuré inconnu ! Ses trois principaux ouvrages sont une série d’articles dans le recueil populaire des Beautés de l’Espagne, une Histoire du royaume de Majorque, sa patrie, et une Continuation du Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet. Romantique en littérature, admirateur passionné de l’art et de la vie du moyen âge, Quadrado était, en matière religieuse, un rationaliste mystique à la façon de Balmès. Sa Continuation de Bossuet est destinée à montrer par quelles voies la Providence divine réalise ses lins sous le régime démocratique, après les avoir réalisées sous le régime de la monarchie absolue.

Mais Quadrado a été, par-dessus tout, un grand écrivain, le Chateaubriand espagnol. Il a mis au service de ses idées une langue magnifique, d’une sobriété, d’une concision, d’un relief admirables. Ses descriptions archéologiques de Se ville et de Cordoue sont les chefs-d’œuvre de la littérature romantique en Espagne. Et le même homme qui a écrit ces belles pages d’un art très haut et très raffiné a laissé aussi de petits manuels de piété populaires, des Mois de Marie, des Mois de Saint-Joseph, des Semaines saintes, qui forment, aujourd’hui encore, l’unique lecture de milliers de croyans. La chose, au surplus, n’a rien d’extraordinaire dans un pays où la foi religieuse est restée aussi profonde, aussi intacte, qu’elle l’était il y a cinq cents ans. Je crois décidément que les âmes espagnoles sont à l’abri du doute. Chez les plus libres d’entre elles, je n’ai point trouvé la moindre trace d’une hésitation sur le terrain religieux. Les naturalistes d’aujourd’hui restent d’aussi fervens catholiques que les romantiques d’autrefois. Leur foi leur est si naturelle qu’ils ne s’avisent pas d’en être gênés. La science et le talent poétique de don José Maria Quadrado ne l’ont point empêché d’écrire des Mois de Saint-Joseph à l’usage de dévotes illettrées ; et l’on sait que l’un des plus hardis parmi les romanciers espagnols de l’école réaliste contemporaine est un prêtre, le Père Luis Coloma, de la Société de Jésus.