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dignité d’un art. Et c’est pour s’y être employé avant tous les autres que le vieil Encina a mérité son titre de père du théâtre espagnol. Lui-même d’ailleurs s’est rendu justice dans un quatrain où il se qualifie en ces termes : « Juan de Encina, le premier des poètes qui fit bonne besogne au théâtre. »

Il était né à Salamanque, vers 1468. On suppose que del Encina n’était pas son nom de famille, et plusieurs critiques ont imaginé qu’il était fils d’un poète célèbre de la cour d’Aragon, Pedro de Torellas. Mais c’est là une hypothèse tout à fait improbable, car non seulement Encina s’est plu souvent à réfuter une satire de son prétendu père contre les femmes, mais une fois même il l’a voué à la mort et aux peines de l’enfer, sans se faire faute de l’appeler de son nom. « Qu’il voie toutes ses joies changées en tristesse, s’écriait-il, puisqu’il ose médire du sexe dévot ! » Encina a toujours beaucoup aimé les femmes, lui-même nous l’avoue ; mais le galant le plus amoureux ne parlerait pas de son père avec une sévérité aussi implacable.

Toute la biographie d’Encina est d’ailleurs assez obscure. On sait qu’il a fait ses études à l’Université de Salamanque, qu’il a été ensuite courtisan à Burgos et à Grenade, et qu’en 1492 il a obtenu un emploi dans la maison du duc d’Albe.

Dès l’âge de quatorze ans il avait écrit des vers. Il nous a laissé tout un recueil de petits poèmes qui doivent dater de sa jeunesse, et dont la plupart sont dédiés à des dames ; A mon amie de cœur ; A une demoiselle qui a causé mon pire chagrin ; A une jeune femme qui me contraignit à l’aimer tandis que je vaquais à mes dévotions. En mai 1492, il acheva une traduction des Églogues de Virgile. Mais c’est seulement après son entrée dans la maison du duc d’Albe qu’il eut l’idée d’employer son talent de poète à des sujets dramatiques. Pour les fêtes du château d’Albe il composa une série de représentations dont un premier recueil a paru dès 1496. En 1500, nous le trouvons à Rome, où les Espagnols sont fort en honneur. Il y reste près de vingt ans, puis revient en Espagne, et meurt en 1534 à Salamanque. Voilà, ou à peu près, tout ce qu’on sait de lui.

Son œuvre, en revanche, s’est conservée tout entière. Elle comprend une quantité considérable de petits poèmes lyriques, un Art poétique assez étendu, dédié à l’Infant don Juan, des églogues, des représentations religieuses, des représentations profanes, des allégories, et enfin un certain nombre d’ados ou véritables drames. C’est dans ces autos surtout qu’il nous apparaît comme un novateur. Mais déjà ses églogues contiennent un élément dramatique qui en fait en quelque sorte des comédies pastorales : on y trouve d’ailleurs sans cesse le sacré mêlé au profane ; et c’est un curieux spectacle de voir des bergers de Virgile qui se rendent à Bethléem sous la conduite d’un ange, et