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mais nous avons craint qu’elle ne perdît ainsi de sa grâce, laquelle se montre plus vive infiniment dans son langage naturel qu’en aucune traduction. » Ces éditeurs, comme on le voit, étaient hommes dégoût. Il faut, en effet, lire Don Quichotte dans son langage naturel » pour en apprécier toute la « grâce ». Et mieux valent encore, pour en donner tout au moins une idée, de libres adaptations comme celle de Florian que des traductions trop exactes et trop consciencieuses.


Don Quichotte est-il une satire politique, et peut-on y retrouver des allusions à des personnages ou à des événemens du temps ? Autre question que traite tout au long M. Asensio. Il ne croit pas que les contemporains de Cervantes aient eu raison de voir dans son livre, comme ils ont fait, une caricature de Charles-Quint ; car en toute occasion l’auteur de Don Quichotte a parlé avec admiration et respect de ce « foudre de guerre ». Et pourtant il y a tel trait de la vie de l’Empereur qui ressemble bien fort à certains chapitres du roman, la Bataille extraordinaire de don Quichotte contre les outres de vin, par exemple, ou Ses efforts héroïques contre les figures sculptées d’un buffet. Voici en effet ce que raconte un des premiers historiens de Charles-Quint, Juan Antonio de Vera, comte de la Roca, dans son Epitome de la vie et des exploits de l’invincible Empereur : « On dut lui ôter des mains, dans sa jeunesse, une épée nue, dont il s’escrimait contre des figures de tapisserie… Une autre fois, on le surprit excitant d’un bâton des lions en cage, à travers les barreaux, de telle sorte qu’on fut obligé de fermer la cage pour éviter tout danger. » Et M. Asensio ajoute que l’on pourrait appliquer à Charles-Quint la belle épitaphe composée par le bachelier Sanson Carrasco pour le tombeau de don Quichotte : « Il fut l’extravagant du monde ; et il eut l’étrange aventure de mourir en héros après avoir vécu en fol. »

En résumé, d’après M. Asensio, Cervantes n’a pu manquer de mettre dans son livre une foule d’allusions contemporaines : mais ce sont des allusions dont le secret est à jamais perdu, et tout effort pour le retrouver ne saurait aboutir qu’à de vaines hypothèses. Mieux vaut prendre le livre tel qu’il est : il reste assez riche encore en allusions à des sentimens et à des faits qui sont de tous les temps, car ils forment l’essence même de la nature de l’homme.

La même revue a publié, dans ses deux livraisons d’avril et de mai 1894, une très intéressante étude de M. Emilio Cotarelo sur la vie et les œuvres de Juan del Encina, le père du théâtre espagnol. C’est encore un sujet d’un intérêt exceptionnel pour le public d’Espagne,