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ai parlé et lui ai même promis que tu le recevrais aussitôt que tu serais mieux. — Oh ! non : ma première visite sera pour lui ! » Et sans doute l’idée d’une réconciliation avec l’Eglise dut hanter Talma, car il avait répondu au vicomte de Courtivron que, dès qu’il le pourrait, il irait à la messe, « non pas pour les entendre, car ils déclament tout de travers. » Mais il était franc-maçon ; le curé de sa paroisse, en 1790, avait refusé de bénir son mariage avec Julie ; et, dans une distribution de prix présidée par l’archevêque de Paris, ses enfans n’avaient pas été appelés, n’avaient pas reçu leurs prix en public. Talma, outré de cet affront, auquel le prélat était demeuré étranger et dont il lui fit exprimer ses regrets, prit la résolution d’élever ses fils dans la religion réformée.

M. de Quélen donnait un sage exemple de tolérance en suivant l’exemple des curés de Saint-Sulpice et d’Antony à la mort de Molé : le premier avait prononcé son panégyrique, le second avait écrit qu’il tenait à honneur de recevoir les restes de Mole et demandé aux comédiens que sa lettre fût conservée aux archives du théâtre ; peut-être aussi l’archevêque craignait-il le renouvellement des scandales qui marquèrent les obsèques de Raucourt en 1815. Il connut la conversation de Talma avec son neveu, et se présenta de nouveau : un second refus lui permit de penser qu’il se heurtait à un parti pris d’opposition irréligieuse, au moins de la part de la famille, et cette apparence revêtit un caractère de certitude lorsqu’on lut dans les journaux qu’à plusieurs reprises le malade avait exprimé devant témoins sa volonté qu’on le conduisît directement de sa maison au cimetière. L’opposition se donna rendez-vous à ses funérailles ; une foule immense suivit son cercueil, et Lafon, Arnault, Jouy, parlèrent sur sa tombe ; à Paris, les théâtres royaux furent fermés plusieurs jours, ceux de province les imitèrent.

Le pouvoir et le droit de tout faire ont pour bornes l’étiquette des mœurs, la résistance des préjugés séculaires. Napoléon Ier, qui osait tant de choses, ne songea point à donner la croix de la Légion d’honneur à Talma, ou ne voulut point risquer un tel défi à l’opinion publique : on sait quelles clameurs souleva cette décoration de la Couronne de fer, un ordre étranger, accordée à Crescentini, ténor italien et… chantre de la Chapelle Sixtine ; on sait comment cette indignation fut emportée par ce cri si comique lancé par Mme Grassinien manière de plaidoyer : « Et sa blessoure donc, pour quoi la comptez-vous ? » Depuis longtemps, l’Angleterre s’était affranchie de cette hypocrisie sociale : les honneurs que décernaient en 1826 au tragédien français le peuple et l’opposition libérale, quelque grands qu’ils parussent, n’étaient rien à côté de ceux dont la nation anglaise, en plein XVIIIe siècle, comblait