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la grande scène du quatrième acte : tout au plus les vieux amateurs retrouvaient-ils un de ses gestes favoris[1] dans la tragédie : un pied relevé légèrement sur la pointe, communiquant par son balancement au corps, à la voix, une faible trépidation pathétique.

Masque de César romain, yeux bleu foncé dont la prunelle se dilate comme celle des fauves, voix grave, superbement timbrée, qui tout d’abord vous enfonce la tragédie dans l’âme, Talma met ces précieux dons au service de sa volonté. Amis, admirateurs ont critiqué les défauts de sa première manière, noté les diverses phases de son talent : d’abord irrégulier, se livrant à sa fougue, aux grands éclats de voix, aux mouvemens désordonnés sous l’influence d’une révolution qui cherchait à innover partout ; — puis les conseils, l’exemple de Monvel, une maladie de langueur pénétrant son âme, diminuant son ardeur et ses forces, la gesticulation frénétique et l’enflure du débit proscrites, la diction acquérant la puissance, la franchise et l’éclat, la tragédie parlée d’un ton constamment simple, toujours noble, souvent terrible ou sublime. « Nul acteur, écrit Lemercier, ne possède peut-être mieux le secret de se transformer, de s’isoler en scène, de s’y laisser comme saisir par les frénésies, de s’y concentrer ou de s’élancer hors de lui-même, de produire idéalement et de rejeter pour ainsi dire hors de sa présence les fantômes imaginaires, de se mettre en face des spectres, des furies, afin de s’en épouvanter, de les interroger, de leur répondre ainsi qu’à des êtres réels que ses accens et ses gestes rendaient presque visibles aux spectateurs. Le théâtre le pénétrait d’une chaleur brûlante et lui devenait un trépied. » Peut-être, au gré de certains, brise-t-il trop le vers tragique, le parle-t-il comme de la prose, et de là sans doute, cette repartie de Fontanes à l’empereur : « Sire, Alexandre, Annibal et César ont été remplacés : Lekain ne l’est pas. » Fontanes se souvenait. Talma joue pour ses contemporains : aux héros, aux victimes, aux spectateurs des drames de la Révolution et de l’empire il faut autre chose qu’aux sujets d’une monarchie tranquille où le plaisir, la grâce de l’existence étaient la grande affaire : d’ailleurs il excelle dans les rôles de force et d’horreur, où se déchaînent la jalousie, le désespoir, l’appétit du crime ; il rend moins bien les passions douces.

En rentrant dans sa loge, Talma trouve des amis qui jouent à l’écarté et lui reprochent parfois de les gêner, d’autres qui le félicitent, discutent son jeu ; et lui, dans sa modestie relative, leur révèle une omission, telle pensée mal interprétée, l’idéal poursuivi.

  1. Voici les autres, d’après Charles Maurice : relever sa ceinture, se frotter les mains, les croiser en les jetant sur une épaule, s’essuyer le front, lever les yeux au ciel.