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Que faites-vous au Théâtre-Français ? Votre place est aux Variétés. Vous êtes né pour détrôner Potier. » Il ne m’a pas cru : il a perdu la moitié de sa gloire. Le pauvre homme ! »

C’étaient là toutefois d’assez rares bonnes fortunes, et le plus souvent Talma retombait dans cette apathie somnolente, dans une simplicité peu ornée, d’où il ne sortait que lorsque son âme recevait une secousse. Mais cette torpeur intellectuelle, on la galvanisait sûrement en mettant la conversation sur l’art théâtral : alors métamorphose complète ; soudain apparaissait un autre homme, éloquent à force de passion, discutant avec profondeur les secrets du métier, découvrant à chaque mot des effets nouveaux, donnant d’excellens conseils à ses amis Lemercier, Ducis, capable de changer le dénouement du Maulius de Lafosse, embrasé du désir de reculer les bornes de son talent, d’élargir les voies, d’aller au-delà. Il aime le peuple, il aime la jeunesse, joue volontiers dans les représentations populaires, fait changer le programme d’un spectacle pour complaire aux élèves de l’Ecole polytechnique, reçoit comme des amis les débutans, Brifaut, Lamartine et tant d’autres qui lui soumettent leurs pièces. A grand renfort de tirades nébuleuses, il leur démontre comme il faut jeter bas et reconstruire leur échafaudage tragique, et, tout en tronquant ses phrases, en bronchant sur les termes, de ce chaos d’idées jaillissent des éclairs, la lumière se fait aux yeux du protégé ; l’expression avorte souvent, il abuse de certains vocables : comme ça, comme ça ; oui, mais sa pensée crée, la scène à faire apparaît. Tout lui est sujet, moyen d’études : ses tournées en province, où il essaie de nouveaux effets, ses courses à travers Paris, aux Halles, où il voit les passions du peuple s’agiter dans toute leur véhémence, les entretiens élevés où il pénètre chez ses interlocuteurs les sentimens nuancés et complexes derrière lesquels s’abritent ceux-ci. Il avait joué la comédie dans sa jeunesse, et plus tard, dans Pinto, dans l’Ecole des vieillards, il déploiera une souplesse de talent inattendue. Après la lecture de l’Ecole des vieillards, il interpelle Casimir Delavigne : « Monsieur, c’est moi qui jouerai Danville, car Dan ville c’est moi. » (Il avait alors une liaison avec une jeune femme qu’il aimait furieusement, en Othello.) Grand tumulte au théâtre et dans le public. Eh quoi ! faire jouer ensemble Mlle Mars et Talma ! Sacrifier une recette sur deux ! s’attaquer à la grande règle des emplois ! à l’autre grande règle de la séparation des genres ! Du coup Damas offrit sa démission. Mais Talma faisait la pluie et le beau temps à la Comédie, et l’événement lui donna raison, doublement raison, puisque l’acteur animé d’une passion sincère la rend rarement bien sur la scène, dépasse d’ordinaire le but, Bonhomme et charmant au premier acte, il fit frémir dans