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vingt fois peut-être le parc, la petite rivière qui le traversait, les allées, changent de face et de place[1]. La fête qu’il offrit au célèbre acteur Kemble éclaire bien ses habitudes de prodigalité.

Kemble l’avait reçu magnifiquement à Londres, et, lorsqu’il vint à Paris, Talma voulut le surpasser. Point d’objections, point de conseils ; aux remontrances de Mme Talma, il répond fièrement : « J’entends que celui que l’on veut bien appeler le premier acteur de France reçoive avec éclat le premier acteur de l’Angleterre. » On supprimera plusieurs cloisons pour installer une table de cent couverts, on improvisera sur la terrasse des salons de réception, et depuis la porte cochère, on marchera dans un bouquet de fleurs et d’arbustes. Talma, en costume d’étiquette, escorté des deux semainiers de la Comédie, recevra au bas de l’escalier son hôte, et le conduira dans une salle où l’attend l’élite de la société artistique et littéraire : aussitôt Baptiste cadet, Michot, Potier, jouent un proverbe fort gai ; puis voici Beaupré qui se fait précipiter du plafond sur le théâtre, où il raconte, avec une verve irrésistible, qu’ayant reçu la mort des braves, il est entré tout droit au ciel, mais que son ignorance des rites consacrés, ses jurons et certains propos cavaliers aux dames de céans l’en ayant fait chasser, il revient sur la terre et prie Talma de le faire entrer aux Invalides. A la fin du souper, l’amphitryon se lève, porte un toast à Shakspeare ; au même moment une draperie tombe, découvre le portrait en pied du grand tragique peint par Girodet, Gros, Gérard et Guérin : au bas du cadre, Kemble fit avec émotion ces mots : « A son digne interprète ! Au célèbre Kemble ! » et au-dessous : « Par les artistes français. » — « Chacun de nos grands peintres, dit Talma, a voulu mettre la main à ce chef-d’œuvre, et je suis heureux et fier de vous offrir ce précieux gage de l’Ecole française. » L’acteur anglais remercie, porte à son tour son toast : « A l’immortel Molière ! Au grand peintre de la nature ! Au plus fécond, au plus habile scrutateur du cœur humain ! Vous ne savez pas, vous autres Français, quelle fut l’origine de Molière : je vais vous l’apprendre. Dieu, en le créant, lui dit : « Je te charge d’aller corriger les hommes en les faisant rire. » Il le plaça sur un nuage brillant, qui devait le conduire à Londres ; mais survint un petit coup de vent qui le jeta vers Paris ». Kemble termine en buvant à Corneille, à Racine, aux sociétaires de la Comédie. Déjà il avait exprimé à Talma son admiration[2] lorsque, après l’avoir vu

  1. Devenu plus sage dans ses dernières années, il paya ses nouvelles dettes, et laissa même à ses héritiers une fortune honnête.
  2. Mlle Mars et Talma avaient l’habitude de répéter jusqu’à satiété les scènes touchantes, afin de parvenir à ne plus pleurer réellement ; c’est ce que tous deux appelaient : user les larmes.