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de niaiseries, est désagréable à porter. Les rois sont assez sujets à le témoigner devant tout le monde, et il est insupportable de recevoir une plainte ou une brusquerie en présence de gens auxquels on sert de spectacle. Bonaparte, plus roi que qui que ce soit, grondait durement, souvent hors de propos, humiliant son monde, menaçant pour un motif léger… Le jour de spectacle à Fontainebleau, j’éprouvais toujours un souci qui me devenait une sorte de petit supplice sans cesse renaissant ; la frivolité du fond et l’importance des suites en rendaient le poids plus importun. »

En 1806, les comédiens français ne jouent pas moins de trente et une fois à Saint-Cloud, et Napoléon étudie chaque pièce, discute, le plus souvent avec Talma, les personnages, la manière de les interpréter : dans Cinna, dans le Cid, il fait rétablir les rôles de Livie, de l’Infante, les confie à Raucourt et Georges. Quant aux audiences qu’il accorde aux artistes, aux comédiens, aux savans, elles ont lieu le matin, à l’heure de ce déjeuner qu’il expédie souvent en huit minutes, qu’il prolonge parfois si la conversation l’intéresse, s’il reçoit des savans comme Monge, Berthollet, Denon, Corvisart, ses anciens compagnons d’aventure en Égypte, les peintres David, Gérard et Isabey. Talma eut l’honneur d’assister assez souvent à ces entretiens et n’y faisait pas mauvaise figure : ce distrait dans la vie ordinaire se montrait au besoin bon courtisan, fort empressé à écouter les conseils de Napoléon, fussent-ils un peu chimériques, habile à régler sa conduite sur les progrès de la fortune du maître. Il avait interrompu ses visites lorsque le premier consul fut proclamé empereur. Ne valait-il pas mieux qu’on remarquât une absence modeste qu’une assiduité envahissante ? Au bout de quelque temps, Napoléon s’en aperçut et dit à Regnault de Saint-Jean-d’Angely : « Est-ce que Talma me boude ? » Dès le lendemain le tragédien se présentait aux Tuileries, vêtu du costume de cour, épée et habit à la française : à la figure satisfaite de l’Empereur, il comprit que celui-ci goûtait son respect des convenances. Et sans doute quelques-uns de leurs entretiens ont été arrangés ou même inventés de toutes pièces, mais il en est aussi qui reflètent le personnage à merveille et prennent un caractère d’authenticité par leur ressemblance avec ses actes et ses paroles ordinaires, par un parfum de vérité qui s’échappe de certaines pensées : sans compter qu’avec un tel homme il faut s’attendre à tout. De grands et petits cadeaux récompensent l’acteur favori, tantôt vingt, trente, quarante mille francs pour payer ses dettes, tantôt un camée rare qui rappelle les traits du donateur, ou bien un superbe cachemire porté par l’impératrice un soir que Talma s’est surpassé lui-même dans Othello. Et si, dans Néron, il