dans une époque, puisqu’elles ne sont d’aucune époque, dans une nationalité, puisqu’elles n’ont pas de nationalité, ni dans l’illustration d’une pensée étrangère qu’elles dépassent presque toujours en la transformant. Au printemps dernier, par exemple, quand on était devant l’Amour dans les ruines exposé à la New Gallery et qu’on regardait ces deux graves amans aux robes bleues, assis sur les colonnes brisées d’un vieux palais Renaissance, parmi les buissons d’églantines, là où autrefois tout un monde a vécu, où toute une civilisation a brillé, doucement songeurs tous les deux à ces choses disparues qu’ils remplacent en faisant régner l’amour là où ont trôné les lois, les vertus et les religions, on ne pensait guère à Browning, ni à sa banale évocation du passé. On pensait aux ruines du présent, aux ruines trop réelles où nous vivons et que nous ont faites ceux qui nous ont précédés. Les ressemblances entre le tableau du monde actuel et ce tableau de légende, n’étaient que trop visibles… Tout a croulé de ce qui soutenait nos pères. Eux-mêmes, ils ont démoli avec rage, avec méthode, avec obstination. Que nous reste-t-il à faire ? Croire ? — Ils n’ont laissé que des doutes… Espérer ? — Ils ont fermé le ciel… Vouloir ? — Ils nous ont expliqué que ce sont les circonstances qui veulent pour nous et que c’est l’hérédité qui nous détermine… Admirer, respecter ? — Quoi donc qui n’ait été scientifiquement mis à nu et doctoralement bafoué ?… En politique, il nous restait la bâtisse de la Révolution. Un grand historien est venu, suivi de beaucoup d’autres, qui, avec les plus hautes intentions et peut-être, hélas ! avec justice, ont jeté bas ses façades et renversé ses statues. Nous avions des figures légendaires de héros ; ils les ont détruites, les unes après les autres, sans prendre garde que chaque fois que l’acier froid de la critique, manié comme l’aiguille de l’envoûteur, perce une légende, tue une image, il tue aussi les héros bien vivans, en chair et en os, que cette belle légende, que cette splendide image eût suscités… On s’est attaqué à plus haut encore. On a renversé l’idée de Dieu de son socle. Il semblait qu’on mettrait à la place quelques idées morales qu’on dit avoir précédé les religions et devoir y survivre, mais il n’en est rien. Notions de la famille, notions de la propriété, notions même du patriotisme, on les insensibilise une à une, sous les piqûres subtiles du sophisme qui font à peine mal et, au contraire, amusent par leur inédite âcreté. Préjugés, vérités, conventions, respect, liens sociaux, sous l’ongle de la bande noire, tout ce ciment tombe, tout se désagrège. tout s’effrite. Il n’y a plus que quelques placages suspendus en l’air, quelques balcons qui strient inutilement le ciel. Les jeunes gens qui entrent aujourd’hui dans la vie, comme ceux que Burne-Jones fait entrer dans sa toile, trouvent le sol jonché de
Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/362
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.