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face, sur un coussin, au milieu d’un gazon fleuri. Elle joue de l’orgue sur un de ces petits instrumens que les anges touchent dans les tableaux des Primitifs, parmi les nuées, les trompettes, les ailes et les gloires. Plus près de nous, vu de dos, mais la tête tournée de profil vers le centre de la composition, un chevalier dans son armure, assis par terre, les jambes repliées, écoute. De l’autre côté, un jeune berger, qui est l’Amour, demi-nu, couronné de feuillages, les paupières baissées, un genou en terre, presse doucement le soufflet de l’orgue. Au premier plan, des fleurs. Au fond, un groupe de maisons ou la cour d’un château, puis le cadre qui plane très bas. Pas de ciel ; la pensée ne se perd pas dans l’azur du Paradis : le ciel, ici, ce sont les yeux de la jeune fille. Pas d’histoire ; il n’y a rien à deviner, mais tout à éprouver : l’histoire ici, c’est la vie de deux cœurs et un peu d’air qui ébranle les ondes sonores. On s’intéresse, selon le précepte de Ruskin, à la vie même des êtres et non à ce qui va leur arriver. Pas de mouvement, sinon le geste de l’Amour souffleur, mouvement doux, continu, sans effort, comme dans un rêve. On s’intéresse à la forme même du corps humain, non à sa déformation. Le dessin du chevalier et de sa dame est admirablement pur. Les attitudes des trois figures, assez différentes pour se compléter, assez semblables pour s’unir, tendent à cette synthèse classique et latine qu’on peut bien mépriser en théorie, mais à laquelle, en examinant toutes les belles œuvres, on trouve qu’elles sont revenues. La pyramide est replacée sur sa base. De quelque côté que le regard se dirige, les lignes le ramènent au centre, et l’élèvent au visage de la musicienne éternelle, à ces lèvres qui s’entrouvrent, à cette mélodie qu’on n’entend pas mais, qui remplit tout, comme la cloche invisible dans l’Angélus de Millet, à cette harmonie qu’on éprouve par tous les traits et tous les modelés de cette vision : au chant d’amour.

Quand on a épuisé les critiques de détail, on dit de Burne-Jones, — et c’est là, je crois, un de ses grands chagrins, — qu’il se désintéresse de notre temps, de nos mœurs, de nos figures et de nos pensées. Si l’on veut dire qu’il ne peint pas des costumes de chez Worth, ni le mobilier des stores, on a raison et il faut l’en féliciter. Mais que ses œuvres suggèrent moins d’images contemporaines, moins de préoccupations actuelles, qu’elles tiennent de moins près à la vie que nous vivons que les dessins du Graphie ou de l’Illustrated London News, c’est une erreur profonde de réalistes en quête d’une superficielle modernité. L’impression ineffaçable qu’elles laissent à quiconque les a regardées, le prouve. Pour moi, je n’ai jamais pu voir certaines de ses toiles, sans que les inquiétudes et les réalités de l’heure présente fussent réveillées. Il ne m’a jamais été possible d’emprisonner ces figures légendaires