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s’avance, les anges des jours précédens se rangent derrière celui qui tient le globe principal. Il est impossible d’imaginer un symbolisme plus gracieux et moins pédant.

Regardons maintenant un duo, Merlin et Viviane, par exemple, œuvre déjà ancienne et bien inférieure aux Jours de la Création, mais d’un sentiment très profond. On sait le sujet. Pour se délasser de la politique et de la guerre, Merlin se promenait quelquefois, sous la forme d’un jeune escholier, dans la forêt de Broceliande. Là, il rencontra une jeune fille appelée Viviane, née d’une fée qui lui avait fait ces trois dons au berceau : être aimée de l’homme le plus sage du monde ; faire faire à cet homme toutes ses volontés ; apprendre de lui toutes les choses qu’elle voudrait savoir. Le vieux Merlin ne pouvait échapper à la destinée. Puisque c’était lui, l’homme le plus sage du monde, il devait aimer Viviane, et comme celle-ci se désolait de ses continuels voyages à la cour du roi Arthur et qu’elle lui demandait chaque fois de lui enseigner sa magie, par exemple l’art d’endormir quelqu’un, puis de l’emprisonner « sans pierres, sans bois et sans fer, seulement par enchantement », il devait lui céder en cela comme en tout le reste. Il devinait pourtant où elle voulait en venir ; il avait dit : « La louve doit lier le lion sauvage si étroitement qu’il ne pourra plus remuer. » Mais prévoir le danger, en amour, cela sert-il jamais à quelque chose ? Un jour qu’ils étaient assis dans un buisson d’aubépines fleuries, Viviane, caressant les cheveux blonds de l’Enchanteur, l’endormit, puis se levant, tourna neuf fois son écharpe au-dessus du buisson, en faisant neuf enchantemens que Merlin lui avait appris. Quand le devin ouvrit les yeux, tout avait disparu. Il se trouvait dans un château enchanté, à jamais prisonnier, inutile désormais à Arthur, comme le dit Tennyson dans un de ses vers monosyllabiques :


And lost to life and use and name and fame.


Burne-Jones a choisi le moment où Viviane vient de ravir au devin le livre très savant où sont écrits, en des langues mortes et en caractères longs comme des « pattes de puces », les enchantemens subtils. Elle s’est dressée, fine, longue, onduleuse, et tenant le grimoire au bout de ses doigts fuselés, elle tourne la tête, une tête d’oiseau intelligent et perfide, vers le bon philosophe encore couché dans l’aubépine, à la fois souriant à sa beauté et inquiet de sa traîtrise.

Mais prenons une scène un peu plus compliquée, bien que de trois personnages seulement : le Chant d’amour, par exemple, qui est peut-être, au point de vue de la composition, le chef-d’œuvre de Burne-Jones. Nous voyons une jeune fille agenouillée presque de