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L’art de Burne-Jones a fleuri de la semence fournie par Madox Brown et sur la tige cultivée par Rossetti. Comme Rossetti, dès sa prime jeunesse, avait couru à Madox Brown, Burne-Jones à vingt-deux ans courut à Rossetti. Il avait vu de lui quelques dessins illustrant les poésies d’Allingham. Bien que né d’une famille opposée à toute idée d’art, dépourvu, aussi loin qu’on remonte, d’aïeux artistes, élevé dans le milieu le moins esthète du monde : Birmingham, impérieusement destiné à l’Eglise par son éducation, la vue de ce dessin d’Elfinmere signé D. G. R. lui fît la même impression que, sept ans avant, la vue d’Harold avait faite sur Rossetti. Il ne pensait qu’à cette figure. Dans la cour d’Oxford, il en causait avec son ami William Morris, comme lui étudiant, et comme lui destiné à la cléricature, et ils s’exaltaient tous deux. Un jour, n’y tenant plus, il vint à Londres pour tâcher de voir le maître dont son âme rêvait. Il n’osait aspirer à parler à un tel génie, mais le suivre des yeux, entendre le son de sa voix, lui paraissaient les plus hautes félicités permises à un mortel. Cette félicité lui fut donnée un soir qu’il attendait dans la salle de dessin du collège pour les ouvriers, blotti sous un bec de gaz, et se demandant à chaque nouveau venu qui entrait : « Est-ce lui ?  » Le maître enfin parut. Burne-Jones lui fut présenté et admis à faire partie de son cénacle. Là, il eut l’horreur d’entendre des gens, qui n’étaient après tout que des hommes, questionner l’Enchanteur, discuter avec lui, et même, — ô sacrilège ! — le contredire en face. Pour lui, assis dans un coin, ravi dans une silencieuse extase, il contemplait son dieu environné des nuages de fumée que toutes les pipes pré-raphaélites répandaient autour de lui.

Ceci se passait en 1856. Dès lors, Burne-Jones, laissant la théologie se mit à la peinture, sous la direction de Rossetti, qui, tout d’abord, lui fit exclusivement copier des réalités, mais en lui contant ses rêves. Pendant ce temps, son ami William Morris bâtissait des maisons et écrivait des poèmes. Il lui semblait qu’on n’accordait pas dans le monde moderne assez d’attention aux arts de la décoration et du mobilier, à ces arts mineurs, comme il les appelle, qui sont pourtant les seuls dont nous jouissions constamment. On ne va pas tous les jours dans un musée, ni tous les soirs à l’Opéra, mais on dort toutes les nuits dans un lit, on lève à chaque instant les yeux sur la tapisserie, sur les meubles qui nous entourent. Ces humbles amis des yeux, ces compagnons incessans du goût, peuvent beaucoup pour l’affiner ou l’encanailler, le développer ou le perdre. Doter l’Angleterre d’une architecture, d’un mobilier esthétiques, tel fut dès le premier jour le but de William Morris, et tel il reste encore aujourd’hui, bien que compliqué par toutes sortes d’intentions socialistes. Papiers