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eux aussi, et qui se sont ouverts devant cette existence branlante,


Comme un port en ruine à la barque en détresse ;


et ici, dans cette prairie, un jeune faucheur, un gaillard robuste, qui se hâte d’abattre le plus de foin qu’il pourra avant la nuit, image saisissante de la grande faucheuse d’hommes qui, elle non plus, dans cette maison de vieillards, ne se repose jamais…

Au point de vue esthétique, les deux sujets de M. Herkomer diffèrent complètement l’un de l’autre. Dans la Dernière Revue, le problème était de donner aux figures du relief sur ces uniformes éclatans ; dans la Chapelle de la Charterhouse, d’empêcher qu’elles ne ressortent trop sur ces manteaux noirs. M. Horkomer y est parvenu. Et il y est parvenu, en partie à cause de cet intérêt individuel, profond, passionné, qu’il a su donner à chaque physionomie, en sorte qu’on dirait autant de portraits, autant de vies différentes, autant de drames intérieurs, inconnus, qui cherchent par toutes les lueurs des yeux, par tous les sourires contraints des bouches, par la gravité des rides, par les contractions broussailleuses des sourcils, à se raconter. Dans la Dernière Revue, un incident, introduit sans bruit, sans éclat, rompt la monotonie de ces longues files de têtes attentives à l’office. Au premier coup d’œil, on n’y prend pas garde ; au second, on s’aperçoit qu’un des invalides assis au second rang baisse la tête et laisse sa main inerte, à demi ouverte sur ses genoux, comme s’il était sans souffle, et que son voisin, un vieillard comme lui, lui tâte le bras, comme pour s’assurer si ce bras est vivant, si son camarade n’a pas trépassé… Le reste de la foule ne prend aucune part à l’incident. Mais il y a dans cette figure une acuité d’observation, une recherche de pensée, qui se trouvent bien rarement chez nous.

On oublierait un des traits, et le plus distinctif, de M. Herkomer, si l’on ne voyait en lui que le peintre. Il est aussi professeur, directeur d’Ecole, fondateur de colonie esthétique et architecte ; il est imprésario, décorateur, acteur, musicien, machiniste. En 1883, un gentleman de Bushey, petit village situé à 15 milles de Londres, voulait faire donner des leçons de peinture à un pupille qu’il avait. Il appela M. Herkomer. Celui-ci vint s’établir à Bushey et, le bruit de ses leçons s’étant répandu, on vit accourir une foule de jeunes artistes qui en voulaient profiter. Aujourd’hui, ils sont cent cinquante, hommes et femmes, et comme l’école elle-même ne pourrait leur suffire, car c’est une simple nursery of art, une ville nouvelle est sortie de terre. Plus de cinquante ateliers se sont groupés autour de l’atelier de M. Herkomer. Tous acceptent sa direction ou sollicitent ses conseils. Le