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comme s’il voulait l’endoctriner et le persuader, tandis que le dernier ne fit qu’écouter avec attention, comme un homme qui ne sait trop que répondre, et il se trouva dans le cas (sic), ne pouvant savoir l’intention de sa cour. Après cet entretien fini, je me retirai, étant assez tard, mais je sais qu’après cela ils ont repris la conversation dans le même coin, au-delà d’une demi-heure. Le sieur Keith en a été informé par une personne de ses amis qui en a été témoin oculaire[1]. »

Klingraeffen devait être assez bon physionomiste, car il avait parfaitement jugé, d’après l’expression peinte sur les visages, ce qui se passait dans l’entretien à la fois confidentiel et public, que Kaunitz avait tenu à avoir avec l’ambassadeur de France. Le moins surpris de cette marque de confiance n’était pas l’ambassadeur lui-même, qui ne devait savoir absolument qu’y répondre, n’ayant jamais été accoutumé à en recevoir de pareilles, et ayant été tenu strictement en dehors de ce qui se traitait à Paris entre Stahremberg et Bernis. Il en était encore à ses anciennes instructions, qui lui avaient recoin mandé la réserve avec la cour de Vienne et la confiance avec le ministre prussien. La convention de Londres l’avait confondu ; la nature de la conversation de Kaunitz achevait de le surprendre, et c’était avec ce sentiment de naïf étonnement qu’il en rendait compte : — « M. de Kaunitz, écrivait-il à Houille, m’a témoigné qu’il n’y avait pas à s’y tromper : que l’impératrice était l’objet de ce traité ; que l’Angleterre n’était venue à bout de détacher le roi de Prusse de la France qu’en lui faisant envisager un agrandissement considérable, et que cet agrandissement ne pouvait se faire qu’aux dépens de la maison d’Autriche ; que l’Angleterre voulait avoir une maison prépondérante en Allemagne pour nous l’opposer, qu’il lui était égal quelle qu’elle fût, pourvu qu’il y en eût une ; que si l’impératrice avait voulu se prêter aux vues de l’Angleterre, qui lui avait fait offrir toutes sortes d’avantages, le traité ne se serait pas fait. Je lui ai répondu que ces réflexions me paraissaient justes, que j’avais toujours cru qu’il était trop prudent pour conseiller à l’impératrice de se laisser aller aux vues de l’Angleterre, au risque de tout ce qui pourrait lui arriver du côté de la Prusse ; que j’étais persuadé que, si mon maître, de son côté, avait voulu se prêter aux desseins ambitieux du roi de Prusse, ce prince n’aurait pas songé à se lier avec l’Angleterre ; qu’au reste cet événement était si imprévu que ma cour n’avait pu me donner aucune instruction à ce sujet ; que j’allais dépêcher un courrier pour lui apprendre cette nouvelle, bien que je ne doutasse pas qu’elle la sût déjà

  1. Klingraeffen, ministre à Vienne, à Frédéric, 11 février 1756. — Pol. Corr., t. XII, p. 127.