Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un siècle », où se joue le sort du monde, il atermoie, se demandant si ces vivats ne sont pas une dérision sanglante, s’il est temps de se montrer, et, terrifié par l’ironique acclamation de ses partisans autant que par la pensée de ses adversaires, devant l’Empire qui se dresse, inerte il demeure, se cache, et s’effondre toujours dans sa tapisserie. Pendant ce temps, la foule répète ce cri que nous avons tous entendu à de certaines heures de vertige : Ave Cæsar ! Io Saturnalia ! ravie de faire un empereur après avoir déchaîné l’anarchie, se ruant à la servitude comme elle s’est ruée au massacre, et, après avoir foulé aux pieds le chef qu’elle devait craindre, pressée de mettre sur les autels un dieu qu’elle pourra mépriser. Enfin, au milieu de la scène, dominant toutes les têtes vivantes, sur un cippe, le buste impassible, en marbre, d’un vrai César, tourné vers un tableau qui représente un combat en mer et, sous ce tableau, ce seul mot, cette antithèse : Actium.

Commentai. Alma Tadema produit-il cette impression si forte, si savoureuse, si particulière de vie antique, qui n’est qu’à lui ? On a l’habitude de dire que c’est grâce à son archéologie. Celle-ci est en effet merveilleuse. Non seulement ce peintre a la culture la plus raffinée des lettres anciennes, des médailles et des bronzes, des fresques et des statuettes, mais il a le flair du chasseur. Quand il ne sait pas, il devine. Ainsi dans sa peinture égyptienne de la Mort du nouveau-né, il a placé aux pieds du mort une parure de fleurs qu’il a supposée pharaonique, et, dix ans plus tard, on a trouvé exactement cette même parure dans des tombes royales déterrées à Derel-Bachri. Mais ce n’est là qu’un petit côté du problème. On dit l’archéologie de M. Lecomte du Nouy aussi très sûre, et cependant ses tableaux sont loin de nous donner une impression analogue à celle des restitutions de son confrère anglais. Ce qui fait le charme tout particulier de l’œuvre de M. Alma Tadema, ce n’est point son archéologie, mais son caractère réaliste et pour ainsi dire photographique appliqué à des sujets qui ne sont plus de la réalité depuis trente générations, et qui ne furent jamais du domaine de la photographie. Il est très difficile de dire ce qu’un contemporain d’Hadrien, s’il revenait à la vie, penserait des échappées d’antiquité qu’on aperçoit à Grove end road. Mais si le bonheur voulait qu’il n’y eût pas là des inexactitudes trop flagrantes, il aurait une sensation de réalité que certainement aucun tableau de Timomaque ou de Dorothée ne lui avait jamais donnée. L’impression neuve et piquante qu’on a devant les toiles de M. Alma Tadema ne tient donc pas seulement à ce qu’il a meublé de bibelots authentiques les chambres vides où David faisait mouvoir ses Romains. Elle tient surtout à sa façon