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intérêt polonais, lui eût assuré la seule satisfaction à laquelle il put prétendre, en encourageant Alexandre dans ses intentions bienveillantes.

Fallait-il, à défaut de la considération polonaise, s’arrêter à l’antagonisme des principes politiques et sociaux ? Il existait sans nul doute des différences profondes entre l’organisation de la Russie et la nôtre. Quelques-unes n’étaient pas à son désavantage, car son mir communal, sa noblesse consacrée par le grade au service public, impliquent plus de démocratie efficace que nos conseils municipaux oligarchiques et que notre noblesse réduite aux prééminences de la vanité et à la poursuite des grosses dots. L’autorité du Tsar n’était fondée sur la force qu’en apparence ; elle reposait en réalité sur l’assentiment volontaire, et la souveraineté populaire n’était pas là moins qu’ailleurs l’origine et le support de l’établissement politique[1]. Au surplus, en pareil cas, la similitude à prendre en considération est celle des sentimens et des intérêts internationaux, non celle des institutions politiques intérieures, dont aucune loi absolue ne détermine l’excellence, que chaque peuple adapte aux circonstances particulières de son sol, de son climat, de son développement historique.

Restait donc comme objection les prétendus liens indissolubles entre la Prusse et la Russie. En effet, une amitié personnelle a souvent uni les Hohenzollern et les Romanof, mais une antipathie née d’un instinct de race fortifié par l’opposition des intérêts n’a cessé de diviser leurs deux peuples. La Russie s’inquiétait du voisinage redoutable que lui donnerait l’essor de la Prusse. Il ne convenait pas à la Prusse que la Russie s’étendît trop. « Une fois que les Russes seraient à Constantinople, a dit Frédéric, deux années leur suffiraient pour être à Kœnigsberg. » Plus tard (1858), dans un voyage à Berlin, la reine Victoria remarqua partout dans les palais royaux des portraits dénotant un vrai culte pour l’empereur Nicolas et toute la famille royale de Russie ; « mais, ajoute-t-elle, cela est tout à fait artificiel, car le pays déteste tout ce qui est russe. » Le Russe rend à l’Allemand antipathie pour antipathie, et avec d’autant plus de conviction qu’il sent depuis longtemps au-dessus de sa tête le poids du fonctionnarisme tudesque, méticuleux, dur, égoïste, contraire à ses instincts nationaux.

L’objection véritable à l’alliance russe n’était ni dans le souci de Constantinople et de la Pologne, ni dans la différence des institutions, ni dans le lien indissoluble avec la Prusse ; elle naissait

  1. Tocqueville, Souvenirs.