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intervenaient en sens inverse par les conseils et même par les armes : alors la Russie était haïe et maudite.

Au lendemain de 1815, l’avenir cachait encore ces difficultés dans ses mystères. À ce moment le visible était : que la conquête de la capitale de l’Empire ottoman, hypothèse discutable académiquement, n’offrait aucune chance de réalisation imminente. Les Turcs, loin de se disposer à céder le terrain, avaient plus de vitalité qu’on ne le supposait ; leurs qualités de gouvernement subsistaient toujours ; leur armée restait solide ; les vices de leur administration s’atténuaient ; deux grands hommes, Mahmoud II à Constantinople, Méhémet-Ali au Caire, préparaient la réforme du gouvernement de l’Islam. L’ouverture de leur succession n’entrait donc pas dans les données pratiques d’une diplomatie.

Le fantôme de Constantinople écarté, il ne paraissait pas que la perspective de consolider la domination russe en Pologne dût arrêter davantage. Le démembrement n’avait pas été une de ces surprises accidentelles de la destinée qui se réparent ; il était le dernier terme d’une longue évolution d’un caractère inexorable. Les grandes nations ne peuvent finir que par le suicide et lorsqu’elles sont mortes ainsi, il n’est pas de troisième jour pour une résurrection. La Pologne domina un moment en Russie et elle avait été au point de la subjuguer ; le fils d’un de ses rois avait été élu tsar dans Moscou. Elle perdit sa supériorité en laissant s’introduire dans son gouvernement une anarchie mortelle.

Les haines de partis avaient éteint toute prévision patriotique. Les grandes familles, divisées d’intérêt, ne songeant qu’à se procurer des avantages au détriment du bien public, ne se trouvaient d’accord qu’à mépriser les lois dépourvues de toute sanction coercitive et à traiter leurs sujets comme les bœufs de leurs étables. Moyennant 15 francs d’amende, un noble se passait la fantaisie de tuer un paysan. Avides à se procurer de l’argent, prodigues à le dépenser, sans jugement et sans suite dans les idées, prenant et quittant un parti sans raison, par pur caprice, les Polonais s’acharnèrent à détruire eux-mêmes tous les élémens de vitalité par lesquels une nation se soutient. Frédéric, attentif à maintenir cette anarchie dont il espérait profiter, était convenu avec Catherine, par l’article secret d’un traité signé en mars 1764, « de ne pas souffrir les entreprises de ceux qui tenteraient, en changeant la forme de gouvernement, d’y introduire le pouvoir monarchique ».

Tandis que la Pologne s’émiettait, la Russie se débarrassait des élémens étrangers qui l’avaient menacée, se concentrait, opposait à la monarchie élective des Polonais la monarchie