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VI. — LA RUSSIE

Les pieds dans la mer Noire, la tête au pôle, adossée aux neiges éternelles, protégée par les steppes asiatiques, masse immense, réduit inattaquable par les derrières et par les flancs, la Russie est plus inexpugnable que la Grande-Bretagne dans son île. La Pologne s’interposa longtemps entre l’Europe et elle comme un mur contre lequel elle se brisait ; elle avait abattu le mur en s’installant sur la Vistule. De là elle est en position de tourner une partie de la Prusse, de fondre sur l’Autriche, d’inonder de ses hordes le centre de notre continent. La défaite même ne la mettrait pas à discrétion, car tentât-on de punir son invasion repoussée par une contre-invasion vengeresse, elle n’aurait qu’à reculer pas à pas vers ses solitudes, réserve de combat invincible, en laissant l’envahisseur aux prises avec les souffrances, les privations, les distances, l’inconnu, jusqu’à ce que l’impitoyable hiver l’anéantisse dans ses bras glacés.

Des élémens nombreux se rencontraient en Russie comme en Autriche. Là aussi, sur un même sol, s’étaient juxtaposées des races différentes, des Slaves, des Finnois, des Tartares, des Polonais, des Allemands ; mais, à la différence de ce qui se voyait en Autriche, le fond de la nation consistait en une population homogène, compacte, parlant la même langue, ayant les mêmes intérêts et les mêmes passions, disciplinée et unie sous l’autorité révérée d’un Tsar, père autant que maître, dominateur de la terre, soldat du dominateur du ciel.

Aucun règne aussi vaste et aussi bien cimenté ne s’était vu depuis l’Empire romain. Comme à Rome, au sommet, un pouvoir concentré, ne se réclamant ni d’une chimère de droit divin, ni d’une réalité blessante de conquête. Les Romanofs, en effet, avaient été appelés au trône, après le soulèvement national de 1612 contre la conquête polonaise, par une assemblée nationale dans laquelle toutes les classes se trouvaient régulièrement représentées. A la base, l’omnipotente démocratie, sans analogue ailleurs, du mir communal. Entre les deux une noblesse ouverte, soumise au partage égal entre mâles, ne conférant aucun droit politique. « Le grade l’emporte sur la noblesse ; la noblesse ne sert qu’à obtenir le grade plus aisément ; nul homme n’est distingué et placé en vertu de sa naissance[1]. » A tous les rangs, un peuple bon, humain, hospitalier, spirituel, flexible, entreprenant,

  1. Joseph de Maistre.