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complétés : nous leur eussions donné plus d’horizon, ils nous auraient appris plus de prudence ; nous les eussions associés aux spontanéités de nos divinations, ils nous auraient fait participer aux maturités de leur expérience. Un tel accord eût constitué, les Russes s’en rendaient compte[1], la plus formidable des puissances.

Notre grand Henri IV avait conçu ce rêve. Il voulait s’entendre avec celle qu’il appelait « la grande et généreuse Elisabeth, sa singulière et parfaite amie, un second moi-même. » Unis ensemble, ils auraient refréné les avidités insatiables de la maison d’Autriche, mis en liberté ceux qui subissaient sa tyrannie, — l’Empire, les Pays-Bas, la Bohême, la Hongrie, la Suisse, — établi sur les débris de sa domination une république très chrétienne toujours en paix avec elle-même, composée de royaumes d’une même grandeur tant en étendue de pays qu’en richesse et puissance, commerçant librement entre eux, et dans lesquels les trois religions, la catholique, la luthérienne et la calviniste, vivraient sans entrer en contentions ni user de violence pour se détruire réciproquement. Sully se montrait quelque peu sceptique : « Je crains, disait-il, de ne pouvoir vous conseiller de faire un solide fondement sur de telles amitiés et y bâtir votre grandeur et la sûreté de votre État. » Henri IV persista néanmoins, et lorsque la mort d’Elisabeth eut mis son projet à néant, il lui sembla « que par cette mort désastreuse et prématurée fussent mortes toutes ses affections aux choses grandes. »

La Révolution française offrit son amitié à l’Angleterre avec autant d’ardeur que l’avait fait Henri IV. Ses principes de liberté étaient ceux que l’Angleterre pratiquait depuis longtemps ; tous ses meneurs connaissaient la langue anglaise, que le XVIIe siècle avait à peu près ignorée ; un des premiers mots de Mirabeau sur la politique étrangère fut un appel à l’amitié anglaise[2].

Le ministre important en Angleterre, Pitt, n’éprouvait aucune animosité contre la France. Lors de la négociation du traité de commerce sous Louis XVI (1788), un orateur ayant dit : « La France est naturellement l’ennemi politique de la Grande-Bretagne », Pitt n’admit pas l’axiome : « Mon esprit se refuse à cette assertion comme à quelque chose de monstrueux et d’impossible. C’est une faiblesse et un enfantillage de supposer qu’une nation puisse être à jamais l’ennemie d’une autre. La mauvaise humeur

  1. Jomini.
  2. 25 août 1790 : « Il n’est pas notre ennemi, le peuple qu’une insidieuse politique nous avait représenté jusqu’ici comme notre rival, celui dont nous avons suivi les traces, dont les grands exemples nous ont aidés à conquérir la liberté, dont tant de nouveaux motifs nous rapprochent. »