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France dût s’en alarmer. Le concert établi récemment entre le roi de Prusse et la Russie, pour leur agrandissement respectif, ne peut être de longue durée. Cet agrandissement même, en les rendant plus voisins, les rendrait aussi plus redoutables l’un à l’autre, il sèmerait la jalousie entre eux ; la jalousie dégénère bientôt en inimitié. »

La Prusse de son côté ne nourrissait pas d’antipathie systématique contre nous. Occupée à faire front contre l’Autriche, à devenir à sa place la maîtresse de l’Allemagne, elle nous considérait comme son auxiliaire dans cette œuvre d’affaiblissement de la domination des Habsbourg.

Mirabeau et Sieyès, depuis la Révolution, avaient adopté les sentimens des hommes d’État de l’ancien régime. Napoléon, avant Iéna, pensa à poser la couronne de Pologne sur la tête du roi de Prusse ; son esprit fut même hanté de l’idée de substituer à l’empire germanique deux confédérations, l’une du Midi, protégée par lui, l’autre du Nord, à la tête de laquelle serait placée la Prusse.

La Prusse rompit elle-même cette tradition de bonne volonté et d’amitié. La Révolution cependant n’avait pas commis contre elle la faute qu’avait pu nous reprocher Frédéric, de nous être unis à ses ennemis. C’est elle qui s’était coalisée avec les nôtres en 1792 ; c’est elle qui nous avait provoqués en 1806. Avant Iéna, les Français étaient insultés dans les rues de Berlin par la populace ; les gendarmes de la garde noble portaient la jactance jusqu’à aiguiser leurs sabres sur les degrés en pierre de l’hôtel de notre ambassadeur.

Le châtiment les irrita d’autant plus qu’ils l’avaient mérité, et ils se montrèrent d’autant plus atroces dans leur victoire qu’ils ne l’espéraient pas. Exactions, pillages, dévastations, cruautés, ils ne nous épargnèrent rien. On eut grand’peine à empêcher Blücher de saccager Paris ou tout au moins de faire sauter le pont d’Iéna. Gneisenau parlait de fusiller Napoléon parce qu’il avait ruiné la noblesse prussienne. Le chancelier Hardenberg prépara méthodiquement notre morcellement[1]. N’ayant pu l’opérer à son gré, il accepta de poster la Prusse sur la rive gauche du Rhin en sentinelle d’avant-garde, avec la charge de nous contenir et l’arrière-pensée de nous reprendre à l’occasion la Lorraine et l’Alsace arrachées de ses griffes par les alliés[2].

  1. V. Pozzo di Borgo à Nesselrode, 2, 3, 9 juillet, 28 octobre, 23 novembre.
  2. Le journal semi-officiel de Hambourg (15 mai) annonçait l’intention qui s’est réalisée en 1870 : « Un sentiment intérieur dit aux Allemands que la dernière guerre (celle qui de 1789 s’étendit jusqu’à 1814) contre les Français n’a pas été entièrement terminée, et que le traité de Paris a laissé plusieurs points qui ne peuvent être décidés que par une nouvelle lutte entre les deux nations. Parmi ces points est la possession de l’Alsace et de la Lorraine, laissée aux Français. Cette possession restera toujours la cause principale et éternelle d’une guerre nationale contre la France. Cette cause, d’autant plus importante qu’elle est le vrai contrepoison contre le désir mal éteint en France de s’emparer de la rive gauche du Rhin, existe non seulement contre Napoléon, mais contre tout gouvernement fort qui s’établirait en France. L’Allemagne n’a pas encore conquis ses frontières ; elle n’a pas encore obtenu l’unité ferme et intime si nécessaire à sa tranquillité et à son bonheur futur. Ce sont ces deux choses qui animent les Allemands à une nouvelle lutte. Ce que nous exigeons de la France, nous ne l’exigeons pas comme Prussiens, comme Bavarois, comme Saxons, etc., mais comme Allemands et pour le bien de l’Allemagne entière. »