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enivrante, idée impérative, et qui, entre la guerre lointaine dans le passé et la guerre lointaine dans l’avenir, impose justement cette tâche de connaître et d’enseigner la guerre. La lire dans les livres, la lire sur le terrain, orienter vers elle cette instruction professionnelle que réclament incessamment des soldats nouveaux, monter sans se lasser cette garde intelligente, cette garde active, autour du trésor nommé France. Qui dira que ce n’est point un beau rôle ? Et quand a-t-il été plus beau qu’aujourd’hui ? Les officiers d’Europe peuvent nous l’envier ; ils voudraient bien en commander, des soldats français ; mais ils n’auront pas cet honneur, non vraiment, aussi longtemps qu’il existera des officiers français, et que ceux-là porteront la patrie au cœur et le fer à la main. Volontaires de 1793, mobiles de 1870, et toutes ces foules armées dont la valeur douteuse s’apprécie au taux des différens partis, nous savons ce qu’il faut penser d’elles et combien il faut les plaindre : ces malheureuses troupes n’avaient pas d’officiers. Aussi nous qui travaillerons peut-être à des résultats plus décisifs, nous qui ne combattrons que dans des luttes suprêmes, avons-nous de quoi occuper nos esprits et hausser nos volontés. Et quand même nous devrions attendre jusqu’à la vieillesse une heure de danger, une heure de gloire, qui, peut-être, ne sonnera pas, nous aurons du moins goûté la joie du monde la plus douce, qui est d’aimer sa vie, et fait la seule besogne qui vaille : donné l’exemple. Cette jeunesse que nous recevons et rendons sans cesse aura fui par cette armée réservoir dont l’officier est comme l’ajutage. Mais elle sortira de là dans une certaine direction et sous pression, elle saura où elle va et pourquoi on la mène ; elle aura compris la patrie ; mieux encore, elle l’aura connue. Ainsi ces soldats seront devenus des citoyens ; ils auront appris la dignité d’être homme, de relever la tête, de marcher dans un corps vertical ; et, bien loin de s’affaisser sur eux-mêmes comme des rachitiques, ils pourront agir, vouloir, persévérer dans les choses résolues, répondre pour les choses accomplies.

Voilà l’œuvre. Quant à la récompense, je sais bien qu’on gagne peu à être un homme d’honneur dans un siècle de marchands. Mais que m’importe à moi : j’aurai aimé. Ceux qui ont choisi la meilleure part désirent seulement qu’elle ne leur soit point enlevée ; leur joie sera en eux-mêmes ; ils la découvriront toujours inaltérée sous leurs chagrins d’un jour ou sous leurs doutes d’un soir. Car à s’en aller ainsi, cherchant la paix, doutant entre ciel et terre, on retrouve au moins sa conscience ; l’essentiel est qu’elle soit blanche et qu’on puisse se regarder sans rougir de soi.


ART ROË.