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de leur langue, cherchaient la limite incertaine de leur camp ; car rien n’est aussi timide que la vie une fois atteinte aux veines de l’homme, tarie à la source du sang. Une vraie retraite enfin, une panique totale, si les huit cents braves qui couraient à l’assaut eussent eu seulement derrière eux un semblant de troupe : des paysans avec des bâtons, des femmes ; des enfans même, car dans ce crépuscule on n’aurait pas vu leur petite taille. Mais quoi ? les soldats du 51e de marche, couchés dans les sillons, s’étaient à peine redressés sous ces pieds qui les foulaient et, ceux-ci allant combattre, eux n’ayant plus qu’à marcher, ils avaient encore refusé de marcher…

La nuit tombait, l’incendie montait ; les rues étaient plus claires que pendant le jour ; on pouvait retrouver les blessés dans les abris où ils s’étaient cachés. Les Allemands s’occupaient de brûler leurs morts, ne voulant point qu’on pût les compter derrière eux ; puis ils évacuaient, saouls de fatigue et d’horreur, regrettant leur Bavière, trouvant vraiment dur à détruire un peuple qui, vaincu, improvisait encore de pareilles résistances. Il ne restait donc plus que leurs ambulances, le matin, quand un paysan de Faverolles vint au presbytère : il avait vu un général français couché pour mort auprès du bois, adossé contre sa selle, tout couvert de neige. Le chirurgien prussien prêta une civière, non pas la civière commune, mais celle des officiers supérieurs, recouverte de velours et frangée d’or. Pendant ce temps, on rapportait Verthamon étendu sur une échelle, l’épine dorsale cassée : il se défendait d’avoir tourné le dos comme un lâche, mais en regardant derrière pour voir si ses camarades le suivaient, mais en les appelant et dressant l’étendard haut par-dessus sa tête, il avait reçu cette balle. Deux jours après il mourait, en parlant de sa femme et de ses petits enfans. Cependant, M. Dujardin-Beaumetz avait reçu tout le nécessaire ; il pouvait amputer de la jambe le général de Sonis ; et le blessé, secouant la torpeur du chloroforme, se réveillait.

— Mon général, disait le chirurgien, votre jambe ne pouvait plus vous servir ; elle était brisée en trente-deux parties ; nous vous l’avons ôtée…

— M’en avez-vous laissé de quoi remonter à cheval ? demanda le malade.

— Oui, mon général, — nous l’espérons… avec un de ces appareils qu’on sait fabriquer maintenant, vous pourrez encore monter à cheval.

— Dieu soit loué ! répondit ce saint, et il sourit à ceux qui, lui laissant la vie, l’avaient laissé vivant pour le devoir.

Le village n’était plus qu’un hôpital, mais sans gardes-malades ;