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— Sur le coup de huit heures.

A huit heures : Sonis y était encore. Mais je ne prononce pas ce nom, de peur que celui-ci ne me dise encore : Je ne Tons point vu.

— Il y avait des morts à planté, vous pouvez me croire. De tous les grades, de tous les âges, couchés comme ceci, couchés comme cela. Seulement, autour du bois, les zouaves étaient les plus drus. Les Prussiens avaient brûlé les leurs ; personne ne venait ramasser les nôtres. La peste allait s’y mettre. Alors j’ai dit au maire : « Il faut les fossoyer. » Et pendant huit jours, mon beau-frère et moi, nous avons fossoyé. Je prenais les matricules à mesure qu’on jetait les corps ; quand les parens sont venus ensuite, ils ont pu connaître les places. Ceux qui faisaient déterrer retrouvaient leurs enfans là où j’avais dit ; en fouillant dans leurs habits, ils retiraient encore des billets de mille francs. Ainsi, vous voyez, je ne les avions point volés…

Laissant là ce bavard, je repars vers cette église neuve que masque en partie le petit bois ; je traverse les labourages, tout empourprés de soleil couchant, et je crois marcher dans du sang. Ils prenaient donc à revers tous ces sillons, et leurs pieds fatigués ne bronchaient pas ; ils gagnaient du terrain sur ce sol de France, ils refoulaient au nord ces Allemands ; l’église les appelait vers elle et vers Dieu ; le ciel rose s’ouvrait pour eux comme un porche de paradis : éblouis, à peine voyaient-ils les masses prussiennes immobiles devant Loigny, et les batteries fumantes qui leur crachaient de la mitraille. Bientôt, ils dépassaient leur propre artillerie ; la pluie du plomb les fixait alors derrière ce même rideau d’arbres ; et là, face à face avec leur mort, ils sentaient les balles leur raser les oreilles, faire du vent sous leurs moustaches.

Une croix m’arrête à la place où Sonis est tombé ; l’étendard blanc, fixé en plis de pierre, l’enveloppe et pend sur elle ; elle projette au loin sur cette terre douloureuse une grande ombre pitoyable. Quatre versets latins sont inscrits aux quatre faces du socle ; ce sont les litanies du martyr : Miles Christi… commencent-ils l’un après l’autre ; et ils disent comment le soldat du Christ s’est abattu là dans la souffrance, et comme il y a veillé dans l’extase, visité par In mère de Dieu. Lui-même en a témoigné ensuite, racontant sa nuit prodigieuse : son âme n’était pas où était son corps. Depuis cette heure où le soldat prussien l’a abreuvé en l’appelant « Kamerad » et où le soldat a répondu au chrétien par ce geste sublime qui montrait le ciel, il n’a plus cessé de prier, d’aimer et d’adorer. Ni ces maraudeurs qui venaient dépouiller les cadavres, ni ces bandits qui ont assommé Trous-sures à coups de crosse, ni ces ambulanciers allemands, qui