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On ne leur avait rien dit ; ils ignoraient tout des événemens ; mais la journée tirait à sa fin, et, pensant qu’on ne les emploierait pas, supputant déjà les chances qu’ils auraient le soir de se reposer et de se nourrir, ils attendaient, abrités derrière des meules de paille, à côté d’un moulin à vent.

Les meules ont disparu, le moulin brûlé par les obus prussiens n’a pas été reconstruit. Mais voici ces champs sacrés où la mort fit d’eux une moisson si ample. Voici le bouquet d’arbres qui fut leur but, et qui garde leurs tombes : on l’appelle maintenant le bois des zouaves. Ils ont donc couru là-bas tout d’une haleine ! Je veux me remettre en marche sur leur direction sublime ; un petit paysan, maigre et vieillot, m’aborde alors avec une mine confidentielle.

— Oui, monsieur, oui, c’est bien ici, me dit-il. Il n’y a pas beaucoup d’hommes dans le pays qui sachent ce que je sais ; mais moi, j’ai vu les zouaves pontificaux comme je vous vois. Je ne peux pas rapporter ce qui est écrit dans les livres, — continue-t-il d’un ton réticent et soupçonneux, qui pèse sur le mot livres, — mais ces deux jours-là, le 2 et le 3 de décembre, je n’ai pas été labourer, tant la terre était dure ; je me tenais sous la croix, à la fourche des chemins. Les zouaves ont passé devant moi. Aussi je peux lever la main et dire la vérité : c’est ici l’endroit où ils ont mis la baïonnette au canon et où leur curé les a confessés. Dans le moment d’après, leur général est revenu vers eux ; ils sont partis tous courant derrière lui comme des chevaux. Ils ne se sont pas arrêtés qu’à Villours ; oui, monsieur, à Villours, j’en prête serment…

A droite du petit bois, là-bas, une blancheur carrée que domine un toit bleuté : c’est Villours. La route communale serpente vers ce terme ; personne dans les champs, personne sur ce chemin, et le silence serait complet si cet homme ne commençait à manger une poire, dont j’entends craquer la chair dans sa bouche sobre.

— Avez-vous vu leur étendard ? lui demandé-je.

— Leur étendard ?

— Oui, leur bannière… Une bannière blanche, avec un sacré-cœur.

— Pour ça, non, je ne l’ons point vue. Je ne dis pas qu’ils ne la portaient pas, mais je ne l’ons point vue.

Il n’a pas aperçu ce symbole : telle est l’impuissance naturelle de l’homme à reconnaître les signes.

— Le lendemain, c’est comme je vous dis, il ne restait plus un fourreau de sabre dans Faverolles. Tout le monde parti. C’est moi le premier qui me suis promené sur le champ de bataille.

— A quelle heure ?