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— Un bon petit fromage, ma gare… dit-il. Je suis mon maître, tu comprends ? Je peux travailler. A Versailles, trop de service, trop de monde, — tu connais bien ça…

Il m’avoue alors qu’il s’est attelé au problème de la direction des ballons, et que cette première recherche l’a conduit à étudier le vol des oiseaux. Il a une petite théorie toute prête, et pour me l’exposer sommairement, il me mène à sa chambre, où il dépouille devant moi une liasse de notes et un carton rempli d’épurés. Je vois encore sur sa table un dictionnaire allemand, des livres, des cartes, le portrait d’une jeune fille ; contre le mur, des tambourins, des Ilots de ruban, un tas de bibelots bizarres et mondains recueillis aux cotillons de l’autre hiver. Car, serions-nous des officiers français si, dans le campement le plus sommaire, nous ne ménagions encore un coin pour l’oubli, le luxe, et la gaité ?

Une fois enfermés ici, notre entretien s’alanguit et s’assombrit, car nous parlons d’avenir ; malgré nous, nous tombons dans la mélancolie propre à ceux de notre génération : nous sommes nés avant 1870 ; les lendemains de la guerre nous ont fait une sombre enfance. Disposés de la sorte, l’idée d’une course à Loigny séduit Maurat. Tout autre jour, il m’eût accompagné, et nous eussions voyagé île conserve, le sapeur et l’artilleur, l’un sur sa bicyclette, l’autre sur son cheval. Mais enfin, « puisqu’il y a ministre, » il faut se dire adieu et céder à cette heure inexorable qui me chasse en avant comme elle lance les trains, déclenche les sémaphores, gouverne toute cette mécanique suspendue autour de nous. Quelque autre jour, je reviendrai, nous causerons davantage, nous irons à Chartres sur une machine… Je promets, mais je crois peu à ma promesse, car notre avenir ne nous appartient guère, et la vie est communément pleine de ces bonnes choses qui ne se recommencent pas.

En selle donc ! Suivant le chemin même que les zouaves ont suivi, par Muzelles et Gommiers, j’approche à la fois de l’endroit et de l’instant… Ils voyaient sur l’horizon ces clochers quelconques, ils traversaient ce paysage inconnu, ils s’engageaient dans cette arène et, parvenus sur le bord de la bataille, résistaient au vertige qu’inspire toujours la vue de ces profondes confusions. A droite, l’artillerie du 15e corps, en se retirant précipitamment, faisait gémir sous sa fuite le sol abandonné et jetait sur l’aile du vent les semences de la panique. Tout ce désordre hantait ces hommes résolus et comme indifférens ; la ruine universelle n’altérait pas leurs courages, fondés sur la confiance en soi et l’espoir en Dieu. Ils traversèrent Faverolles, envahi déjà par les fuyards, plein de cris, d’injures, de blasphèmes, et tournant à gauche pour gagner vers Vilpion, s’arrêtèrent devant cette ferme.