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légèrement du manipulateur Morse, je cherche à suivre sa cadence et à déchiffrer par l’oreille ce que je lirais mieux développé en points et en traits sur la bande de papier bleu. Mais, ne sachant que l’alphabet de cette langue symbolique, et distancé par son toc-toc rapide qui court vite au bout de son idée, je n’attrape du tout que le mot : « Ministre. »

— As-tu compris ? me demande-t-il en quittant la table et allumant une cigarette.

— Infiniment peu…

— Je recommande de crier : « Vive le ministre ! » avec un enthousiasme spontané.

Il rit, et m’emmène, bras dessus bras dessous, d’abord au gîte de mon cheval, puis à la pension.

Toujours le même garçon, vif, petit, maigre et noir, ce Maurat ; seulement ses moustaches ont grandi, le soleil de Beauce l’a basané, en sorte que sa physionomie intelligente repose maintenant sur des traits plus mâles et plus durs. Vraiment, il se détache singulièrement parmi toutes ces faces de table d’hôte, penchées sur ces assiettes : non que celles-ci n’aient aussi leur caractère, mais le quelque chose de léger et d’aigu que je retrouve dans son regard et dans son sourire m’agrée particulièrement comme familier à mes yeux, fréquent dans la catégorie d’hommes où m’ont placé mes études, mon choix, mon métier. Facilité d’esprit, promptitude à concevoir, adresse dans l’exécution, sûreté d’un entendement exercé, renseigné, qui n’hésite devant aucun problème : de quelles qualités ou de quels défauts ce quelque chose est-il l’expression ? A d’autres de le dire, mais on n’enlèvera pas à cette estampille sa valeur signalétique et son agrément.

Nous revenons causer dans sa gare, toute grande ouverte, parfaitement vide :

— Veux-tu prendre le café dans la salle d’attente des premières ou sur le quai ?

Le quai me semble mieux venté ; un sapeur nous installe là devant un banc vert ; derrière nous, des affiches exposent ces silhouettes de femmes, dont on se sert aujourd’hui comme d’amorces pour affriander les yeux des badauds ; les rails reluisent ; l’odeur du goudron se mêle à l’arôme du café ; les portes sont béantes sur les salles silencieuses, et, contre le mur, une double horloge va, tournant sur ses cadrans ses aiguilles conjuguées, et nous compte à tous deux des minutes pareilles. Alors tout d’un coup, qui sait pourquoi ? je sors de l’universelle torpeur, je sens avec vivacité, en cette heure perdue, l’irréparable fuite du temps, la décevance inhérente à la condition d’homme, ce change de tout et de soi qui est la vie…