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bondissent, reculent sur leurs roues ; mais c’est pour revenir aussitôt sur leurs pieds, et l’action des ouvriers recommence et se précipite autour d’eux dans le vacarme, dans la fumée, dans la clameur des commandemens.

Nous les dominons, et non seulement eux, mais tout l’ensemble ; leurs caissons qui les ravitaillent par derrière, leurs obus qui éclatent très loin vers l’avant et font avec insistance, à des hauteurs invariables, de petits nuages réguliers et fugitifs : cette jolie apparence étant pour nous le seul signe de la mort nombreuse qui doit pleuvoir par là-bas. Puis, ce paysage orageux : un ciel bizarre, bleu, blanc, gris, jaune ; la lande surchauffée, la forêt tourmentée que l’autan parcourt ; rafales et coups de soleil tombent à l’envi sur elle ; sa perspective capricieuse et qui suit les jeux de l’éclairement rapproche les distances, improvise des reculs ; le feuillage se rebrousse, foisonne, papillote ; et ces deux énergies de la lumière et du vent éparses vastement sur cette nature font bien sentir sa richesse et sa profondeur.

Cependant, on change de position, on s’éloigne de nous, qui demeurons. Chacune des batteries s’écoule, et nous suivons du regard la bête sextuple qui, n’ayant qu’une tête, son capitaine, a cependant trois yeux, ses officiers. L’heure étant venue de la critique, il se forme un cercle de cavaliers silencieux autour du juge qui prononce ; et tous les petits comptes de la journée se règlent par des considérans d’éloge ou de blâme. Un sous-lieutenant de réserve, déclaré coupable, est exécuté sur l’heure : des écritures, qu’un fourrier impassible tenait derrière lui, montrent qu’il n’a pas abouti dans son réglage ; il avait bien commencé, mais il n’a pas poursuivi, il s’est troublé en bon chemin. C’est qu’il ignore encore tout l’effet de la persévérance et comme, rien qu’en persistant dans une idée, on peut corriger lèvent, l’humeur d’un chef exigeant, et bien d’autres choses encore.

— Bonne journée en somme, conclut le colonel qui remonte à cheval. Il n’y a eu que ce monsieur…

Je pense que le moment est favorable pour risquer ma demande.

— Comment donc ! répond-il. Pour un seul jour ?… Allez, allez… Voilà assez longtemps que vous réglez vos directions…

Je remercie, ravi de cette bonne grâce qui donne plus de prix à ma liberté, et de cette façon de donner, plus chère encore que le cadeau. Car n’est-ce pas la meilleure chose de se sentir estimé par ceux avec qui l’on vit ?… Nous arrivons et je prends congé. La musique joue déjà, comme chaque soir, près de la mare. C’est un rythme de valse très lent que les cuivres font tournoyer d’abord dans un cercle de notes basses ; puis il en sort, se hâte,