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vont plus loin ; elles franchissent impunément ces zones de danger.

L’attente se prolonge, et, pour hâter un peu la fuite du temps, je cause avec un des travailleurs que voici, la pelle à la main, le manteau en sautoir. Il s’appelle Ducrocq, il servait autrefois dans ma batterie ; et je me souviens qu’il se conduisait bien et qu’il pointait mal. A sa libération, il a acheté un bon petit bateau de 2 000 kilos, qui est bien logeable, bien aisé, bien fructueux, et il s’est mis à convoyer des marchandises, le long des canaux. Réserviste aujourd’hui, il me dit qu’un matin sur deux il va aux exercices à fou, et le lendemain aux corvées. Tout cela, c’est le métier militaire, on ne peut pas s’en plaindre ; tout de même, ces vingt-huit jours sont bien contrarians, parce que c’est comme un chômage. Si encore cela survenait au temps de la gelée… Mais l’été, dans la forte saison ! Il a dû prendre un homme de remplacement qui aidera « la bourgeoise », c’est cent francs de perdus ; pareil désastre ne lui était pas arrivé, depuis ce jour où il a coulé bas avec un chargement de sucre…

— Enfin, mon lieutenant, conclut-il, ou dit toujours que c’est comme une dette à payer…

— Oui, la dette envers la patrie. On la paie quelquefois de sa poche.

— Pour ça, mon lieutenant, c’est bien vrai. Moi je la paie de ma poche !

Et il rit dans ses grosses moustaches, ravi de la plaisanterie : la parole entre si facilement dans ces bonnes âmes, il faut si peu de mots pour gagner ces cœurs.

« Tutu, » dit la trompette d’appel, dans le téléphone ; et ils nous avertissent que le canon de 95 va tirer sur nos objectifs. Le crayon aux doigts, la montre sous les yeux, je me penche de manière à voir par cette fente étroite. Pan ! un geyser de sable éclate, à droite, puis s’échevèle au vent, qui dissout plus vite le noyau de la fumée ; les éclats et les balles s’en vont tomber successivement au loin, en sorte que quelques-uns ronflent encore en l’air longtemps après que les autres se sont amortis au sol. Cela redouble, s’accélère, et je note suivant mon algèbre tout le phénomène. Puis, un arrêt subit, pendant lequel je relis ce papier crayonné en hâte, et sous la dictée du canon. Singulière conduite du tir ! Que croient-ils donc ? qu’ont-ils vu ? J’interroge en vain mon hiéroglyphe ; et ce même résultat qui m’apparaîtrait si clair, si nécessaire, à l’autre bout de la trajectoire, devient à cinq kilomètres un problème d’analyse indéterminée.

Deux coups simultanés arrivent et détonent en l’air ; puis d’autres percutans, fusans, succèdent si vite, et en tant de points, que je renonce à suivre.