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génération, et que tous les états de la pensée, depuis Pythagore jusqu’à Spencer, se retrouvent dans la vie, plus lisibles encore que dans les livres ?

Le sujet qui nous occupe n’est point, comme l’hiver dernier, le frettage des canons de la marine ; mais Tacite étant ouvert sur la table au chapitre des Germains, nous entamons sur la décadence latine une conversation de omni re scibili. N’y a-t-il pas aujourd’hui on Europe d’autres Germains ? demandé-je, et nos yeux vont à cette carte où s’étale le vieux continent, — toute l’anatomie de ce corps malade : et cette petite France, qui est encore son cerveau, et cette Russie, énorme panse à peine innervée de fils télégraphiques et de voies ferrées.

— Oui, les Russes… reprend le commandant, et son esprit positif hésite un instant devant notre sujet vague, puis revient en arrière comme ayant atteint et touché les limites du connaissable.

Son regard aussi rebrousse de l’ouest à l’est, jusque vers les Vosges et la Moselle ; et, ce mouvement de ses yeux créant dans son esprit une transition, il se met à évoquer ses souvenirs de la dernière guerre. Il rappelle cette insulte et cette surprise, toute cette brave armée tombée au traquenard de Metz ; l’odieuse captivité d’Allemagne ; il dit que le devoir est parfois bien obscur et qu’il faut pardonner à ceux qui ont signé le revers. On les avait séparés de leurs troupes, on leur faisait croire que leurs soldats étaient rentrés en France par cartel d’échange ; ils comptaient se rendre en Algérie, et servir là dans les dépôts des régimens. Mais l’opinion s’est élevée contre eux, et elle leur a arraché leur démission : l’Annuaire s’est trouvé allégé d’autant.

Car les questions de principes sont toujours compliquées de questions personnelles. L’attachement à des principes est le propre des esprits éclairés ; mais la plupart des hommes ont trop peu de lumières pour concevoir l’ensemble de leur propre vie et pour la vouer à une idée ; ils se réfugient de leur faiblesse dans la violence, et, contre les événemens dont ils n’aperçoivent pas les causes éternelles, ne savent employer que les armes momentanées du mensonge, de la surprise, et de la haine. De là cette confusion du siècle et cette injustice dont soutirent parfois les hommes justes. Mais de quoi nous plaindrions-nous ? Puisque nous avons la science et puisque la science ne nous ment pas.

Je l’écoute, tandis que se fixe sur moi cet œil clair, qui voit dans l’espace, et que s’épanche ce grand cœur, voué au double amour des hommes et de la vérité. Je lui réponds par l’Évangile, car quelle autre réponse pourrais-je faire ? Je lui dis que quelques