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Un trompette traverse le tonnerre des six pièces, et me crie du plus loin qu’il me reconnaît :

— Le capitaine est tué…

La nouvelle est fausse, mais l’ordre est net : il s’agit de remplacer momentanément le capitaine. Je cours à l’autre aile où je trouve le fourrier avec son papier, l’observateur avec sa lunette, enfin tous mes instrumens. A peine suis-je là que la pluie redouble et que l’arrière-plan du tableau se voile davantage sous un de ces volatiles brouillards d’été que l’orage seul peut fixer à terre ; en même temps, la fumée abondante dégagée par nos machines à feu se roule horizontalement vers le fond en adhérant au sol.

— Je ne vois plus rien, — confesse le chef d’escadron, cherchant dans sa jumelle le but sur lequel il voulait me faire tirer ; et nous suspendons l’exercice, économisant ainsi nos projectiles qui sont de l’argent, au prix de notre temps, qui n’en est pas.

Pourtant, un autre officier, à côté de nous, poursuit sa canonnade et l’observe avec ses yeux seuls ; toute lunette, pour ce qui est de percer cette ouate, étant inférieure à la simple vision. Ses obus gravitent avec une vibration grave dans cet air dont la sonorité, comme la transparence, est changée ; ils éclatent blanc sur blanc. L’écho les reçoit avec un mugissement : il semble qu’ils aillent réveiller et provoquer là-bas quelque dragon endormi. Pourtant, le fond du polygone est bien vide, ou si nous y avons des ennemis, ce ne sont que des planches, attachées au sol par-delà ficelle ; nous voilà enfin bien à notre aise pour nous exercer à ce terrible problème de guerre : ayant dans la main six canons et trente-six canonniers, prendre dans le temps minimum la supériorité du feu sur l’adversaire. Rude partie ! car le canon n’est une prodigieuse machine que lorsqu’on sait s’en servir, et sa virtuosité spéciale consiste à jouer vite. Il s’agit en effet d’un duel à distance ; et dans ce duel, celui-là est mort qui n’a pas abouti avant l’autre.

Un seul instant de soleil, et le polygone reparaît si magiquement clair que je commets une erreur dans l’appréciation de la distance et que j’ouvre le feu sur une portée trop faible. Le premier coup… une gerbe épaisse, qui cache entièrement ces petites choses noires, — une chaîne de tirailleurs, m’a-t-on dit ; — dans cette gerbe, de la boue qui retombe, de la fumée qui se répand. Le second coup ; hors de direction, inobservable. Le troisième : presque rien, un tourbillon vague dans une des lacunes de cet objectif discontinu ; il semble que cela blanchisse et s’étende devant ces affuquets noirs, mais il se peut aussi qu’une goutte de