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Cette petite pluie que nous avions oubliée, errante aussi dans l’air, reparaît alors sur ces volutes, comme des étoiles de clinquant piquées à des bouffans de mousseline. Puis, cet écran se développe, se déchire, s’effiloche, et ils reparaissent tous, troubles ombres pourtant reconnaissables, car rien n’est si caractéristique qu’une silhouette : Houbard et Houdard, le pointeur et le pointeur-servant, interchangeables comme leurs noms même ; François, incomparable pour mettre le feu ; Hennedouche, pourvoyeur infatigable, qui presse un obus sur son cœur.

Mais ma pièce de gauche est mal en train, peu animée, point assurée ; enfin, elle ne marche pas. Premièrement, le maréchal des logis est un maladroit qui laisse aller son monde quand il devrait intervenir, et qui intervient quand il devrait laisser faire. Le pointeur est troublé : à preuve, les déplacemens incohérens qu’il donne à sa crosse, les tours et les détours qu’il imprime à sa manivelle. Les autres l’aident mal, car est-il possible de servir un homme fiévreux ? Puis ils en sont comme lui à leurs débuts ; les oreilles leur tintent et le cœur leur bat. Patience, car tout s’arrangera, et ce petit système non seulement marchera, mais arrivera même, ainsi qu’il est nécessaire, à un équilibre dans le mouvement.

Son réglage fini, le capitaine nous crie : « Chefs de section, prenez le commandement ! » Trois salves immédiates sont le répons à ce verset. A moi maintenant de régler cette durée par laquelle l’obus fuse en l’air à sa juste hauteur et verse sur l’adversaire ce terrible arrosoir dont chaque goutte est un grain de mitraille. Instant d’autorité, instant d’orgueil : mes pointeurs tournent la tête vers moi ; je les sens qui écoutent dans le vacarme ce nombre dont je décide et dont je réponds.

Deux éclatemens bien simultanés, bien pareils de position, sont l’élégant résultat qu’il faut obtenir. Pour cela : 1° que la fusée soit percée dans le juste endroit ; 2°que la pièce soit pointée avec précision ; ces deux circonstances, malgré leur apparente simplicité, ne concourent pas toujours dans l’application. Ainsi, rien que dans cette petite affaire, se retrouve la difficulté générale qui préside à toute notre action de guerre et qui en est comme la définition : assurer l’assemblage de causes indépendantes entre elles, mais de qui dépend le succès total. Ainsi c’est le besoin de fonder une synergie qui crée la discipline militaire ; et cette discipline a ce remarquable caractère d’être une discipline de faits ; par suite, d’assujettir d’autant mieux une conscience, que cette conscience plus éclairée est plus apte à reconnaître la force des choses. Un peu de philosophie éloigne peut-être de l’armée ; mais il est certain que beaucoup de philosophie y ramène.