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Mardi.

Le vent s’étant élevé, tout mon établissement vibra et gémit ; les objets suspendus au centre se choquèrent entre eux et rendirent des sons, chacun suivant sa matière ; je m’éveillai. La lune resplendissait encore, mais elle ne tarda pas à se voiler ; éclipsée, il semblait qu’elle luttât pour percer l’ombre et qu’elle y réussît par instans ; car de brefs éclairs remplissaient incessamment mon logis de lueurs phosphoriques et clignotantes. Je me croyais tombé dans quelque Walpurgis, et, craignant qu’une sorcière ne descendît chez moi à cheval sur un écouvillon, je me recommandais déjà à sainte Barbe, quand tout à coup ce fut sur toute cette enveloppe et comme sur tous mes nerfs un picotement sonore : la pluie commençait à tomber.

— Il ne manquait plus que cela !… dit une voix grognonne, ajoutant ce nouveau grief à tous les autres torts de ce camp. Des toussemens et des crachemens complétèrent cette déclaration maussade. Puis, ce fut un cheval lâché qui vint galoper et ronfler autour de moi ; puis, je me rendormis.

Réveillé à quatre heures, mais redoutant qu’il ne fût plus tard, car cette humidité des nuits fait retarder les montres, je débouclai ma porte : la toile tendue résonna comme une timbale accordée sur quelque note basse. Dehors, on parlait d’une certaine corneille qui, paraît-il, avait crié toute la nuit ; en peu de minutes cette bote était devenue légendaire, si bien que je me rendis ridicule en m’avouant pour celui qui n’avait pas entendu la corneille.

Nous voici sur nos chevaux, à nos places de bataille ; nous attendons l’ordre de nous avancer et de tirer. L’ordre vient. Nous nous coulons donc doucement sur la position à cette grosse allure d’artilleurs qui n’est pas une allure de cavaliers ; nous nous arrêtons bien progressivement, en éteignant la vitesse ; les attelages de devant tombent alignés sur notre front ; on sépare l’affût d’avec l’avant-train, ceci s’en va et cela tourne ; et, tandis que je cours recevoir la désignation du but, les servans chargent derrière moi nos deux pièces, et leur poussent dans l’âme de sonores coups de refouloir. Revenu, je désigne à mon tour l’objectif, en parlant cette fois la langue des pointeurs. Le temps est précieux : pour l’épargner, je m’explique lentement, et c’est de point en point que je conduis leurs yeux jusque sur l’objet à démolir. Est-on prêt ? — Un bras levé me répond : oui ; et nous avons l’honneur d’envoyer là-bas le premier obus. La fumée se traîne dans cette atmosphère humide et dense, et me cache mes canonniers.