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différens, c’est toujours la même chose : j’arrive, je lis mon nom, je pénètre, et je vois le ciel à travers ma maison. Il est vrai que cette fois-ci, le trou est de petite dimension et que je pourrai mettre au-dessous ma table de toilette pour recueillir dans ma cuvette les eaux de pluie ; mais j’avais l’intention de supprimer la table de toilette et de la remplacer par une table à écrire.

Oui, je voulais écrire… Cherchant s’il tient encore, ce projet d’avant la première étape, je prends à deux mains ma tête pleine de mes souvenirs de grands chemins, pleine de soleil, pleine de lune, pleine de vent. Car nous avons traversé la Brie et ses champs si calmes, ondoyans comme des mers ; des hirondelles nageaient sur ces vagues d’or ; par endroits un petit bois verdissait à l’horizon, ou bleuissait plutôt, dissous dans la brume, gagné à l’azur du ciel. Peu d’êtres dans tous ces paysages ; le buste isolé d’un homme qui marchait au milieu des blés et portait sa faux sur son épaule, ou des vols de pigeons qui, d’un mouvement infléchi et prudent, se reposaient à terre et repliaient leurs ailes. Puis, ce furent ces terrains écroulés des environs de Fontainebleau et ces crêtes ébréchées autour desquelles le roc s’égrène en sable ; cette Beauce enfin, et ses doux contours, et ses décevans horizons. Ecrire à présent ? Habiter cette étuve ; avoir une planche horizontale, du papier ; y jeter au hasard, en français ou on bas-breton, la phrase informe qui fixe pourtant l’idée ; m’abstraire de tout ce qui m’amuse et de tout ce que j’aime, des sonneries de trompettes, des chansons d’ordonnances, des causeries de camarades ; et si René, dépoitraillé, le bonnet de police sur l’oreille, la pipe aux dents, vient chercher chez moi un partner pour le whist ou la partie de bouchon, s’il me demande :

— Tiens ! tu écris ? lui répondre sans rire :

— Oui, j’écris…

Sans doute, l’exécution sera difficile. Mais je ne prétends qu’à ceci : noter les impressions de cette vie prochaine et les coudre simplement ensemble suivant l’ordre naturel et la raison latente par lesquels les heures succèdent aux heures, les œuvres aux œuvres, les souvenirs aux espoirs ou les regrets aux désirs. Car quand donc écrirait-on, si l’on attendait d’être de loisir ? Il faut promptement remédier aux prises incessantes que le néant fait sur nous par chaque instant de la durée. Tout ce qu’on propose recule vers des échéances indéterminées ; il faut s’en saisir d’abord, ou le perdre pour toujours. Le devoir journalier, jaloux comme la tombe, prend l’homme tout entier, l’use sur sa meule, et l’endort dans une impuissante vieillesse qui rêve tristement du temps