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des rois vandales, de même qu’ils en avaient fait pour célébrer les proconsuls romains. Il faut leur rendre cette justice qu’ils louèrent surtout chez eux ce qui était louable : ils les encouragèrent dans leurs efforts pour réparer les maux de l’invasion et continuer l’œuvre de ceux qu’ils avaient remplacés ; car il était arrivé en Afrique comme en Espagne et en Gaule : au contact des vaincus la rudesse des barbares du Nord s’était peu à peu adoucie ; ils devenaient sensibles aux agrémens d’une vie moins grossière, ils commençaient à se douter confusément du charme des lettres et des arts. Ils relevaient les monumens en ruines, ils en bâtissaient de nouveaux. Carthage semblait redevenir vivante, et les poètes étaient heureux de chanter sa résurrection :


Victrix Carthago resurgit,
Carthago studiis. Carthago ornata magistris !


VI

Parmi ces beaux esprits qu’on admirait dans les écoles, qu’on mettait même au-dessus des anciens[1], parce qu’ils composaient des vers laborieux et futiles « sur une pie qui parlait comme une femme, » ou « sur un chat qui s’était étranglé en avalant une souris, » il y en a un qui mérite de n’être pas oublié. Ce n’est pas qu’il ait évité les défauts des autres, mais il y joint des qualités qui l’en distinguent, et lui font, parmi eux, une place à part. N’est-ce pas une ironie du sort que le meilleur poète romain que l’Afrique a produit ait vécu à la cour des rois vandales, dans un temps où l’Afrique était entièrement perdue pour Rome et où l’on commençait à n’y plus savoir parler latin !

Il s’appelait Dracontius, — un nom qui ne fait guère de bruit dans le monde. — Sa famille avait occupé un rang honorable dans l’administration du pays, et il semblait destiné à remplir les mêmes fonctions que ses pères, et avec le même éclat. Il fut un élève excellent et un poète précoce. On a découvert, il y a quelques années, dans la bibliothèque de Naples, et publié des œuvres de sa jeunesse. Elles sont dédiées à son maître, le grammairien Felicianus, auquel il donne cet éloge « qu’il a ramené à Carthage les lettres fugitives et qu’il réunit autour de sa chaire les Romains et les barbares. » Ce ne sont que des vers d’écolier, mais qui ont l’avantage de nous montrer combien l’éducation antique est restée jusqu’à la fin fidèle à ses habitudes ordinaires. En plein christianisme, on continuait à ne travailler que sur des matières païennes.

  1. Certum est, Luxori, priscos te vincere vates.