Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/258

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

accueille dans sa milice sacrée. Mais alors, si c’est à lui que la déesse a rendu la figure humaine, c’est lui aussi qui l’a perdue, c’est lui qui a été l’amant de Photis, lui qui a surpris les secrets de la vieille magicienne et que son imprudence a exposé à tant de hasards. On n’a donc pas eu tout à fait tort de confondre Apulée avec Lucius et de lui en attribuer les aventures. Évidemment il lui a plu de laisser planer sur toute cette histoire une équivoque dont il lui a semblé que sa réputation profiterait. Je disais tout à l’heure que, s’il a cru devoir se défendre devant les juges d’être un magicien, pour éviter les peines de la loi, il n’était pourtant pas fâché qu’il en restât quelque soupçon. Les Métamorphoses achèvent de le prouver. Il pensait sans doute que, dans l’avenir, ce renom donnerait à sa physionomie une auréole particulière, et c’est ce qui est arrivé.

Par ce bizarre calcul d’amour-propre, par cet appétit d’une renommée extraordinaire, Apulée diffère tout à fait de Pétrone, auquel on est naturellement conduit à le comparer. La littérature romaine n’a eu que deux romanciers, Pétrone et lui, et ils ont conçu le roman à peu près de la même manière : chez tous les deux l’intrigue principale est peu de chose, et tout l’intérêt consiste dans les incidens qu’ils y ont ajoutés. Ces incidens, l’un et l’autre les empruntent aux conteurs grecs, surtout aux fables milésiennes. Mais, si les procédés sont à peu près les mêmes, l’œuvre est très différente ; jamais deux romanciers ne se sont moins ressemblés. Apulée se met en scène le plus qu’il peut et prend volontiers de grands airs ; il veut qu’on partage la bonne opinion qu’il a de lui-même, qu’on sache qu’il est un grand orateur, qu’on soupçonne qu’il peut être un magicien. Il se présente comme un protégé des dieux et raconte les faveurs dont ils l’ont comblé. Pétrone est tout le contraire : il ne parle jamais de lui, et met autant de soin à se cacher que l’autre a de souci de se faire voir. Ce n’est pas qu’on ne soupçonne par moment ses sentimens véritables. On voit bien, par exemple, qu’il déteste les rhéteurs, les pédans, les gens d’école, c’est-à-dire ceux pour lesquels Apulée se sent un goût particulier. Il est plein d’esprit et de verve quand il les attaque. Une ironie agréable et légère court à travers tout son livre ; il n’épargne personne, et pas plus lui que les autres. On a remarqué que ses idées sur la décadence des arts, sur la poésie épique, sur les dangers de la déclamation, auxquelles il semble tenir beaucoup, il les met dans la bouche d’un poète ridicule, qui les discrédite en les exprimant. Il voulait sans doute éviter le travers de paraître un homme trop plein de lui-même, trop confiant et trop obstiné dans ses opinions. Ce qui est curieux, c’est que, des deux, celui qui ne se pique pas de philosophie, qui