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III

Je reviens au roman d’Apulée, dont je n’ai dit qu’un mot : c’est le plus important de ses ouvrages, il convient de s’y arrêter.

Le sujet on est pris d’un conte grec, assez simple, dont il y avait plusieurs versions. C’est l’histoire d’un jeune curieux, qui a vu par hasard une magicienne, en se frottant d’une certaine pommade, se changer en oiseau et s’envoler dans le ciel ; il veut l’imiter, mais, s’étant trompé de flacon, il se trouve métamorphosé en âne. Heureusement il sait qu’il pourra reprendre la forme humaine en mâchant des roses. Son mauvais sort veut qu’il ait beaucoup de peine à en trouver, ce qui retarde sa délivrance. Les aventures auxquelles il assiste jusqu’au jour où sa figure lui est rendue sont le fond du roman. Sur cette trame assez mince l’auteur a brodé toute sorte de récits étrangers, qu’il a pris partout. L’accessoire devient le principal, et, pour ne parler que de l’un de ces récits, le plus charmant de tous, l’histoire de Psyché et de l’Amour, tient à elle seule le tiers de l’ouvrage. Ces élémens divers ne sont pas toujours bien fondus ensemble ; ils ont quelquefois un caractère très différent les uns des autres : par exemple, il s’y trouve des histoires plus que légères, avec une fin de haute dévotion. L’ensemble n’en est pas moins très piquant et fort agréable, l’Ane d’or, pour lui donner son nom populaire, a dû être, au IIe siècle, un livre à la mode. Il est probable qu’on le dévorait, mais en cachette, sans oser le dire, et Septime Sévère reproche à son compétiteur Clodius Albinus, Africain comme lui et comme Apulée, d’en avoir fait sa lecture favorite.

Ce roman a le défaut de nous jeter tout d’abord dans un doute dont il n’est pas aisé de sortir. C’est le héros de l’aventure qui nous la raconte lui-même ; mais ce héros, quel est-il ? Il nous dit en commençant qu’il s’appelle Lucius et qu’il est né à Patras, en Thessalie. C’est bien en effet le nom que lui donne l’original grec d’où l’histoire est tirée. Mais aussitôt ce Thessalien ajoute, comme pour nous dérouter, qu’il descend de Plutarque, qui, nous le savons, était Béotien et né à Chéronée. Puis il nous apprend qu’il est allé à Rome, qu’il y a péniblement appris le latin ; et même il demande qu’on lui pardonne s’il ne le parle pas toujours d’une manière irréprochable, toutes choses dont le grec ne dit pas un mot. L’idée nous vient alors que l’auteur pourrait bien mêler sa propre histoire à celle de son fabuleux Lucius ; et en effet l’assimilation est complète à la fin. Le Thessalien a disparu, et l’on nous dit positivement que c’est l’homme de Madaura, Madaurensis, c’est-à-dire Apulée lui-même, qu’Isis, après l’avoir délivré,