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et qu’on avait eu tort de regarder comme un échec le médiocre accueil que les puissances continentales ont fait à sa circulaire relative à l’extrême Orient : nous ne le chicanerons pas là-dessus, car ce point nous laisse indifférent. Admettons, pour lui être agréable, que l’ouverture qu’il a faite se soit trouvée correspondre au sentiment général de l’Europe : ce n’est pas une raison de soutenir qu’il a inauguré une politique nouvelle, plus noble, plus indépendante, plus fière, et qu’enfin, grâce à lui, il ne peut plus être question d’une « petite Angleterre », dégradée, réduite, neutre, prête à toute soumission. Nous serions bien curieux de savoir à quelle période de l’histoire d’Angleterre lord Rosebery a voulu ici faire allusion, car nous ne la connaissons pas. Serait-ce, par hasard, au ministère de lord Salisbury ? Mais le plus grand éloge qu’on ait fait de lui-même, lorsqu’il est entré au ministère des affaires étrangères dans le cabinet Gladstone, a été de dire qu’il continuerait fidèlement la politique de son prédécesseur. Cela seul a inspiré confiance. Nous ne savons pas si lord Rosebery a toujours été aussi bon diplomate que lord Salisbury, mais, s’il n’a pas changé de conduite, il a certainement changé de manières. Nous aurions tort, toutefois, de nous en montrer froissés : il faut tenir compte de la situation vraiment délicate où se trouve le premier ministre anglais. Son discours de Bradford a éclairé rétrospectivement celui de Sheffield : on a vu clairement, après coup, que la politique étrangère avait été subordonnée et sacrifiée à la politique intérieure et à des intérêts de parti.

En Allemagne aussi, la situation s’est modifiée brusquement. Après s’être séparé de M. de Bismarck, l’empereur Guillaume se sépare aujourd’hui du successeur qu’il lui avait donné, le général de Caprivi. S’il a voulu indiquer par là que lui seul suffit à tout et que le gouvernement de’ l’Empire est entièrement en ses mains, certes, la démonstration est complète. On comprend mieux toutefois l’aventure de M. de Bismarck que celle de M. de Caprivi. Le premier avait contracté l’habitude de gouverner par lui-même, et il était arrivé à un âge où on ne change pas aisément ses habitudes, surtout lorsqu’une longue et heureuse expérience les a justifiées. Guillaume Ier avait vécu et vieilli avec M. de Bismarck ; il lui devait beaucoup ; ses forces avaient fini par se ressentir du poids de l’âge et il s’en remettait volontiers du soin des affaires à un ministre qui avait si bien mérité sa confiance. Guillaume II, lui, au moment où il est monté sur le trône, était jeune, actif, ardent ; il ne croyait pas seulement à sa valeur personnelle, mais encore à sa mission providentielle ; aussi, quelle que fût son admiration pour le prince de Bismarck, et on se rappelle dans quelles circonstances et dans quels termes il l’avait exprimée, la collaboration de ces deux hommes devait amener entre eux des froissemens inévitables. Chacun voulait tout faire, l’un par droit de naissance, l’autre par droit de génie, et il n’y a