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et l’intensité ; amour orgueilleux ensuite et guerrier, pour lequel commencent de sonner les clairons à leur tour. Mais Desdemone les interrompt. Alors c’est un autre amour qui s’épanche : l’amour féminin, consolateur, qui se plaît à rappeler moins la gloire que la misère. Pas une phrase de Desdemone qui ne soit exquise : l’une est mollement portée par de pures harmonies, par des sonorités pieuses et qui semblent d’un orgue ; un souffle, un parfum d’Aïda passe sur une autre, qui parle de l’Afrique et des sables ardens où fut captif le sombre époux. Et cette musique pourtant n’est pas tout à fait heureuse : la douceur en est voilée, l’extase inquiète et menacée vaguement. Il monte de l’orchestre des bouffées de mélancolie ; pareilles aux dernières gouttes de l’orage apaisé, des notes de harpes perlent l’une après l’autre, et l’étoile d’amour qui tremble au ciel encore humide, l’étoile que salue Othello d’une voix comme elle tremblante, est vraiment la « triste larme d’argent du manteau de la nuit. »

De la psychologie musicale que nous étudions dans Othello, le second acte peut-être est le chef-d’œuvre, et dans l’histoire de la musique italienne depuis un demi-siècle, chef-d’œuvre sans précédens Verdi lui-même avait rendu souvent avec cette puissance, avec cette vérité, telle situation, tel ou tel côté d’un caractère. Le Miserere du Trovatore, le dernier acte de la Traviata, l’air de Philippe II dans Don Carlos et le duo qui suit, autant de belles choses ; mais belles tout d’une pièce, belles en quelque sorte par un grand parti pris, et sinon par l’immobilité, du moins par l’uniformité d’un sentiment très général. Ici au contraire, et pour la première fois, la beauté naît du détail et de la variété : elle se multiplie, elle circule pour ainsi dire avec la vie. Elle n’est plus dans ce qui demeure et dure, mais dans ce qui passe et ce qui change. Le sujet l’exigeait, la passion de la jalousie n’étant ni de celles qui fixent l’âme et la paralysent, ni de celles qui la précipitent à l’abîme d’un seul coup et sans détours. Demandez plutôt à Shakspeare et relisez les deux scènes capitales entre Othello et Iago ; faites mieux : allez les entendre, mises en musique par Verdi. Là où Rossini se contentait d’un duo concertant, et que ce concert même condamne, Verdi veut un acte entier. Toujours le mot de Stendhal : « Le cœur humain rend plus d’un combat. » Verdi l’a compris, et dans ce second acte admirable d’exactitude et d’abondance, il a lui aussi livré plus d’une bataille. Conflit entre Othello et Iago ; dans le cœur du seul Othello, conflit encore. De cette double mêlée la musique imite les moindres hasards, les vicissitudes sans nombre. Rien n’échappe à son pouvoir subtil de représentation morale. Elle accuse le contraste des deux âmes, elle suit le travail de l’une sur l’autre ; elle compte les gouttes de poison, note le moindre frisson de souffrance, et comme dans le drame le sujet incessamment se renouvelle par les images